Des historiennes françaises dénoncent "la domination masculine en Histoire"

 Le 3 octobre, quinze historiennes ont écrit une tribune dans Le Monde  pour "mettre fin à la domination masculine en Histoire". Un texte publié quelques jours avant les Rendez-Vous de l’Histoire de Blois (Centre Val de Loire) qui se déroulent jusqu'au 14 octobre 2018. Esther Benbassa, universitaire, signataire de la tribune, livre son témoignage.
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Histoire de France et emblèmes
Les inégalités ou contradictions du récit historique en France : l'hôtel de Clisson dans le Marais à Paris, l'une des entrées vers le sanctuaire des Archives nationales, entouré d'une Mariane et d'un coq gaulois (à La Rochelle), emblèmes de l'histoire hexagonale
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Donna Strickland en devenant la première femme prix Nobel de physique depuis 1963 a soulevé la question de la sous représentation des femmes dans le secteur des sciences et notamment dans la question de l'attribution des postes qui comptent dans la recherche scientifique.


A retrouver sur ce sujet dans Terriennes : > Femmes en sciences : pourquoi sont-elles toujours si peu nombreuses ?

L'histoire est un perpétuel équilibre à reconstruire
Michelle Perrot, historienne

La tribune rédigée par une quinzaine d'historiennes et signée par 440 autres, soulève également cette question dans le champs des sciences humaines et plus particulièrement en Histoire. Les historiennes entendent ainsi défendre une "représentation égalitaire des femmes dans les comités de recrutement et jury de concours", où la loi l'impose. Elle demande que les "différentes instances de recherche" deviennent plus égalitaires. Au coeur de cette inégalité, non seulement des carrières à géométrie variable, mais aussi une histoire d'hommes, racontée par des hommes, sur des hommes. "Il a fallu que l'histoire s'intéresse à la sphère privée pour re-découvrir le rôle des femmes. Rien n'est gagné pour elles, l'histoire est un perpétuel équilibre à reconstruire" constatait Michelle Perrot en 2006. 

Dans les sciences humaines, les femmes représentent près de la moitié du corps des maîtres de conférences mais ce chiffre n'est plus que de 29 pour cent dans le rang professoral. Le CNRS, fer de lance de la recherche en France, est encore plus inégalitaire. Seulement un peu plus d'un quart des directeurs de recherche du CNRS en sciences humaines sont des femmes.

Les places sont chères et les hommes ne veulent pas céder leurs places. On n'invite pas les femmes aux colloques, on coupe la parole en séminaire. Les hommes prennent toute la place.
Esther Benbassa, historienne, directrice de recherche au CNRS, sénatrice, signataire de la Tribune des historiennes

Ces chiffres ne surprennent pas une des signataires de soutien à  la tribune, Esther Benbassa, historienne, directrice de recherche au CNRS puis directrice d'études à la section sciences religieuses de l'Ecole pratique des Hautes études de la Sorbonne.

esther benbassa
Historienne des religions, engagée, Esther Benbassa siège au Sénat
https://www.facebook.com/esther.benbassa

"Les places sont chères et les hommes ne veulent pas céder leurs places. On n'invite pas les femmes aux colloques, on coupe la parole en séminaire. Les hommes prennent toute la place. En politique, ces pratiques sont assez violentes. Elles ont également cours aussi dans le monde universitaire. Il ne faut pas oubier que le monde universitaire a été créé par des ecclésiastiques pour des ecclésiastiques. L'image du savant qui rentrerait en Histoire par exemple comme on rentrerait en religion est une image exclusivement masculine. Elle met de côté de fait les femmes", explique l'historienne, élue sénatrice écologiste (depuis 2011).

Les principaux postes sont tenus par les hommes et la logique du mandarinat dans le monde universitaire permet de transmettre le pouvoir académique entre hommes.

Un autre récit de l'histoire 

"Les Rendez-Vous de l'Histoire de Blois", dont l'édition 2018 (du 12 au 15 octobre) est consacrée à la puissance des images, manifestation annuelle très prisée offre une illustration parfaite de cette domination masculine. "Les instance de ces rencontres sont composées d'une écrasante majorité d'hommes blancs et âgés. C'est une réalité, très poussiéreuse. Il est urgent d'ouvrir ce festival aux femmes ", ajoute Esther Benbassa. Le Grand Prix des Rendez-vous de l’histoire de Blois a ainsi primé 18 hommes contre trois femmes. Même proportion pour le Prix du livre d’histoire du Sénat avec quatorze hommes contre deux femmes.

La tribune pointe également les inégalités salariales avec une "différence de salaire constatée de près de 1000 euros en fin de carrière". Ces discriminations s'accompagnent de ce que les 15 historiennes appellent des discriminations indirectes. "Les femmes répondent moins souvent que les hommes aux sollicitations des institutions, se présentent moins nombreuses à l’agrégation ou à l’habilitation à diriger des recherches, candidatent moins aisément aux appels à communiquer et à publier. Les femmes seraient donc les premières responsables de leur marginalisation académique ? Un tel raisonnement se heurte à une réalité incontestable : si les femmes publient moins, c’est d’abord parce que leur temps n’est pas celui des hommes. Même si nous connaissons des collègues masculins à la pointe de la parité domestique, notre société fait encore largement porter la responsabilité du soin de la cellule familiale aux femmes", souligne la tribune des historiennes.

"J'ai dû sacrifié ma vie privée, ma vie de famille pour progresser dans ma carrière académique. J'ai été témoin de comportements très peu compréhensifs de la part de collègues masculins. Et une collègue qui ne peut pas se déplacer à un colloque une première fois pour des raisons familiales n'est pas invitée au séminaire suivant. Ces mécanismes freinent une carrière ", témoigne encore l'historienne Esther Benbassa.

Comment réagir?  Le monde académique doit "prendre en compte les contraintes spécifiques des carrières féminines", demandent les 440 historiennes (elles sont même plus de 500 désormais...). Il doit protéger les femmes contre ces discriminations. "Le refus d’entrer dans la vie privée des femmes tout en soulignant les « trous » dans leur CV est une attitude éminemment hypocrite et un choix politique", souligne la tribune.

Les auteures demandent que des mesures spécifiques comme des congés pour aider les historiennes à préparer leur habilitation à diriger des recherches. Le monde universitaire doit également rendre plus visibles le travail des historiennes en "donnant à lire aux étudiants et étudiantes des textes d'historiennes".  La tribune semble de fait avoir déjà fait bouger certaines lignes. "La directrice de la revue l'Histoire a décidé d'ouvrir d 'avantage le comité scientifique, très masculin, à des historiennes. C'est peut-être un début ", espère Esther Benbassa.

Si la recherche doit avancer, c'est en prenant compte des femmes pour que l'histoire ne soit pas seulement une «science virile»
Libération du jeudi 12 octobre 2018

Et le quotidien Libération consacré chaque année aux Rendez-Vous de Blois avait choisi cette année 2018 un autre angle, celui du Libé des historiennes, dont la rédaction en chef était confiée à Michelle Perrot, l'une des bonnées fées qui ont accompagné les premiers pas de Terriennes. "Il s'agit de rappeler qu'un an après #MeToo, la parole des femmes continue de se libérer et de circuler. (.../...) Dans le domaine de l'histoire, les femmes ont décidé de prendre la parole, notamment avec une tribune signée par plus de 500 historiennes aujourd'hui. Si la recherche doit avancer, c'est en prenant compte des femmes pour que l'histoire ne soit pas seulement une «science virile." expliquent les éditeurs.