Fil d'Ariane
Plus de six Français sur dix (61%) n'ont pas trouvé Édouard Philippe convaincant lors de sa présentation du projet de réforme des retraites, selon un sondage Odoxa diffusé jeudi 12 décembre. Si les deux tiers (66%) pensent que les retraité.e.s touchant "moins de 1000 euros" seront "plutôt gagnant.e.s" avec cette réforme, 46% seulement estiment que les femmes seront gagnantes.
"Les femmes seront les grandes gagnantes", assurait encore mercredi 11 décembre le Premier ministre français. Parmi les principales mesures annoncées en faveur de la retraite des femmes, l'octroi de points supplémentaires "dès le premier enfant, et non à partir du 3e comme aujourd'hui", une "majoration de 5% par enfant "sera accordée à la mère, sauf choix contraire des parents".
Selon un collectif rassemblant militantes féministes, responsables syndicales et politiques, ce seront au contraire les femmes qui seront les premières victimes de la réforme des retraites portée par Emmanuel Macron.
"La retraite à points, calculée sur l’ensemble de la carrière et non pas sur les meilleures années, pénalise fatalement les femmes dont les carrières sont nettement moins linéaires que celles des hommes", dit le communiqué.
Avec la réforme des #retraites, le @gouvernementFR va supprimer la pension de réversion de 84 000 femmes. On est bien. pic.twitter.com/FXr1WliXlV
— Caroline De Haas (@carolinedehaas) December 12, 2019
Dans ses voeux aux Français.es, mardi 31 décembre, alors que la grève se poursuit dans de nombreux secteurs, hôpitaux, transports, raffineries etc, le président Macron a répété qu'il mènerait sa réforme jusqu'au bout.
Pour tenter d'y voir plus clair, Terriennes a interrogé Claire El Moudden, Maitre de conférences à l'IUP Banque Finance Assurance - IAE Caen.
Terriennes : Le Premier ministre l'a martelé : les femmes sortiront "grandes gagnantes" dans le nouveau système de retraite en point, est-ce vrai ? et pour toutes les femmes ?
Claire El Moudden : Pour répondre, il est important de se poser la question en terme d’âge de départ en retraite et en terme de montants de retraite, les deux étant liées.
Les femmes pourront travailler moins longtemps pour pouvoir partir à la retraite ?
CEM : Actuellement les femmes (comme les hommes) du privé peuvent partir à 62 ans sans décote (voir encacré plus bas, ndlr) si elles ont suffisamment de trimestres validés (41.5 ans pour la génération 57 qui a 62 ans en 2019). Si leur nombre de trimestres est très insuffisant, elles doivent attendre 67 ans pour ne pas être pénalisées par la décote (elles le seront quand même car leur retraite est proratisée en fonction de leur durée d’assurance).
Si le nombre de trimestres dépendait uniquement des années passées à travailler et du niveau de cotisation, les femmes se trouveraient pénalisées par les interruptions de carrière, congés maternité, temps partiels …. Mais le système actuel compense la situation défavorable des femmes de différentes manières. D’abord, le niveau de salaire requis pour valider des trimestres n’est pas élevé : une femme au SMIC à 50 % validera ainsi ses quatre trimestres et ne perdra donc pas de trimestres. Ensuite les périodes de congé maternité sont assimilées à des trimestres cotisés : pas de perte de trimestres, donc, liée à ces congés.
De plus, les femmes qui prennent un congé parental d’éducation peuvent prétendre à une majoration de leur durée d’assurance égale à la durée effective de leur congé parental : 3 ans maximum par enfant, voir 4 ans en cas de maladie ou de handicap grave de l’enfant. De même, les femmes au foyer peuvent être affiliées automatiquement à l'assurance vieillesse du régime général si elles remplissent certaines conditions.
Enfin, et surtout, la naissance ou l'adoption d'un enfant donne une majoration de huit trimestres d'assurance-vieillesse. Avant 2010, cette majoration était automatiquement accordée à la mère et depuis 2010, quatre trimestres sont attribués à la mère, les quatre autres étant répartis librement entre les parents (mais le plus souvent attribués à la mère). Bref, au total, c’est souvent 8 trimestres de plus par enfant pour les femmes : un vrai plus !
Malgré toutes ces compensations des aléas de carrière, il n’en reste pas moins que le nombre de trimestres validés par les femmes est plus faible que celui validé par les hommes. Dans certains cas, l’unique "choix" pour une femme souhaitant être le moins pénalisée possible, est de décaler son départ en retraite, au maximum jusqu’à l’âge du taux plein, à savoir 67 ans.
Terriennes : "80 000 femmes sont contraintes d'attendre 67 ans pour liquider leur retraite car elles n'ont pas assez travaillé", c'est ce que dit justement Edouard Philippe...
CEM : Si on passe à un âge pivot de 64 ans dans le système universel, toutes les femmes qui liquident après 64 ans actuellement pourraient partir à la retraite plus tôt sans décote. C’est donc un vrai plus. En revanche, les autres seront pénalisées au même titre que les hommes et ne pourront plus partir avant 64 ans sans décote. Ajoutons même que les femmes qui partent actuellement à la retraite à 62 ans à taux plein grâce à ces trimestres pour enfants ne pourront plus le faire. Les plus désavantagées qui partaient à la retraite tardivement seraient donc gagnantes, mais toutes les femmes ne le seront pas.
Mais attention, ce n’est pas parce ces femmes n’auront plus besoin d’attendre 65, 66 voire 67 ans pour liquider une retraite sans décote qu’elles seront gagnantes coté niveau de retraite …
Terriennes : dans le système actuel, les niveaux de retraite des femmes sont inférieurs aux hommes ...
CEM : Dans le système actuel, les aléas de carrière plus fréquents dans les carrières des femmes, impactent le niveau des pensions via trois mécanismes. Premier élément, la décote : une femme qui ne travaillera pas suffisamment ne pourra prendre sa retraite à taux plein (il y aura donc une décote), sauf à attendre, comme nous l’avons dit plus haut, l’âge du taux plein de 67 ans. Deuxième élément, le coefficient de proratisation (voir encadré plus haut, ndlr) : la retraite est proratisée par le nombre de trimestres. Une femme qui a travaillé 30 ans, alors que 42 ans sont attendues, perçoit une retraite égale à 30/42e de sa retraite à taux plein (si elle est au taux plein ou de sa retraite à taux réduit s’il y a décote).
Ce mécanisme tire bien sûr la retraite des femmes vers le bas. Troisième élément, le calcul sur les meilleures années : les régimes actuels ne retiennent que les meilleures années de carrière pour faire les calculs de la retraite. Ce sont les 25 meilleures années pour la majorité des régimes, six derniers mois pour la fonction publique et les régimes spéciaux de la SCNF et RATP. C’est une vraie compensation possible des situations de temps partiel.
En effet une femme qui travaille dix ans à temps partiel pour élever ses enfants est peu, voire pas, pénalisée par le régime de base : ces dix années de bas salaires peuvent en effet ne pas entrer dans le calcul des 25 meilleures années. Idem pour le temps partiel des fonctionnaires, peu impactant en terme de retraite, puisque que seul les six derniers mois comptent dans le calcul. Les régimes actuels ne compensent pas tous les aléas de carrière notamment du fait de la proratisation, mais compensent les mauvaises années dans une certaine mesure. Ainsi, malgré ces compensations, le niveau des retraites reste faible pour de nombreuses femmes, inférieur à celui des hommes du fait des interruptions de carrières, du temps partiel et des salaires plus bas…
Terriennes : qu’en sera-t-il dans un régime en points ?
CEM : Dans le nouveau système, toute année d’inactivité pourrait se payer cash, puisqu’aucun point ne sera acquis. Sauf bien sûr, si des mécanismes de compensation sont prévus : c’est d’ailleurs ce qui existe dans les régimes complémentaires (voir encadré) actuels qui fonctionnent en points. C’est aussi ce que prévoit le futur régime universel en cas de congé maladie, maternité ou chômage indemnisé. Edouard Philippe nous annonce ainsi que "La maternité sera compensée à 100 % […] en accordant des points supplémentaires pour chaque enfant". Dont acte. Mais on ne sait pas encore si le nombre de points attribué sera un forfait (le même pour tous) ou lié à la carrière de l’assuré.e. Dans les régimes complémentaires actuels, ces points sont attribués en fonction du salaire de l’année précédente. Enfin Edouard Philippe a annoncé le 11 décembre le maintien de l’AVPF (assurance vieillesse des parents au foyer, ndlr) pour les familles nombreuses.
La question du temps partiel reste épineuse : si aucun mécanisme n’est prévu, chaque année de temps partiel impactera négativement la retraite des femmes dans le nouveau système par rapport à la situation actuelle. Actuellement, dans le régime complémentaire des salariés Agirc-Arrco, les salariés exerçant une activité à temps partiel peuvent choisir de continuer à cotiser sur la base du salaire qu’ils auraient perçus à temps plein. C’est une piste certes, mais coûteuse pour les femmes. En l’état actuel de la proposition, nul doute donc que les femmes travaillant à temps partiel ne seront pas toutes les "grandes gagnantes de la réforme".
Pourtant, Edouard Philippe a évoqué le temps partiel des femmes, reprenant dans son discours l’argument avancé dans le rapport Delevoye en ces termes "Le système universel intégrera un dispositif unique de minimum de retraite ouvert à tous les assurés (…) Il profitera aux personnes ayant connu des périodes d’activité à temps partiel, situation qui touche particulièrement les femmes (…)"
CEM : Ce minimum devrait être fixé à 1000 euros (ou 85% du SMIC) pour une carrière complète. Actuellement, le régime général des salariés propose déjà un minimum pour les carrières complètes appelé Minimum contributif. Les autres régimes disposent aussi de retraite minimum dont le montant peut être plus bas (comme la MSA pour les salariés et non-salariés agricoles) ou plus élevé (minimum garanti dans la fonction publique). Ces minimas concernent plus les femmes que les hommes : selon le statistiques, "cinq femmes sur dix perçoivent un minimum de pension, contre trois hommes sur dix. L’écart entre les femmes et les hommes se réduit cependant chez les retraités ayant une carrière complète (respectivement 42 % contre 28 %)", ces données concernant la génération 1950.
Le nouveau minimum proposé dans le régime universel, s’il est plus élevé que les minimas actuels (ce qui devrait être le cas sauf pour les futurs retraités de la fonction publique et de la SNCF) serait bénéfique pour de nombreuses femmes percevant une petite retraite. Mais encore faudra-t-il qu’elles répondent au critère de carrière complète réaffirmé par Edouard Philippe, même si on ne sait pas ce que sera une carrière complète dans le nouveau régime universel.
Notons un dernier élément qui sera un vrai plus pour les femmes avec enfants : il est prévu 5% de retraite supplémentaire par enfant dès le premier enfant. C’est actuellement 10% pour trois enfants ou plus. Edouard Philippe a même annoncé le 11 décembre "2% supplémentaires aux parents de familles nombreuses de trois enfants et plus." Dans un régime par répartition (voir encadré) où les enfants de demain financeront les retraites des actifs d’aujourd’hui, on ne parle plus seulement de compensation d’aléas de carrière mais peut-être bien de juste retour d’une contribution au système.
Quand le Premier ministre parle de maintenir le principe de réversion, et de l'améliorer, est-ce aussi valable pour les "veuves" séparées de leur ex-mari, avec lequel elle ont eu des enfants, ou non ...
CEM : Actuellement les règles de la réversion sont très différentes d’un régime à l’autre : condition sur le mariage (durée et/ou enfants dans certains régimes), condition sur le remariage (perte de la retraite dans certains régimes si remariage après le décès de conjoint décédé), condition de ressources dans les régimes de base. La condition de ressources devrait être supprimées dans le nouveau régime ce qui sera une amélioration pour les femmes ayant d’autres ressources que la réversion de leur conjoint décédé. Pour le reste, pas de précisions sur ce qui sera acté dans le nouveau régime. Mais on imagine que l’on restera dans une logique de protection « du conjoint survivant » et rien d’autre.
Votre conclusion ?
Au final, les femmes ne seront pas toutes les grandes gagnantes de la réforme même si les plus défavorisées le seront probablement. Il faudra attendre janvier et la proposition de texte de loi pour affiner la réponse.
Quoi qu’il en soit, la réforme des retraites ne pourra pas être favorable à tous les actifs concernés. Chaque mesure pourrait en désavantager certain.e.s et profiter à d’autres. Doit-on collectivement analyser la réforme en terme de gagnants contre les perdants ? La question est vaste et pose la notion d’équité de cette réforme. Pour amener un élément de réponse, imaginons que l’on puisse réfléchir entre citoyen.ne.s ce qu’est un système de retraite juste.
Un voile d’ignorance nous est attaché au visage afin que chacun de nous fasse abstraction de ses propres avantages. Derrière ce voile, nul ne sait s’il a fait ou fera des études, si sa carrière se fait dans le privé ou le public, si son salaire est élevé ou faible, s’il a ou aura des enfants, ou bien sûr, s’il est un homme ou une femme… Chacun est donc dans une position originelle et nous devons collectivement nous accorder sur quelques principes indispensables à une société juste via son régime de retraite.
Cette approche est celle du philosophe John Rawls et la poser peut nous aider à avancer dans notre réflexion. Qu’avance Rawls ? Que chacun.e opterait pour une société assurant un bien-être maximal aux personnes les plus défavorisées. Selon ce « principe de différence », les inégalités peuvent être justes lorsqu’elles profitent aux plus démunis. Pourrait-on s’accorder sur ce principe que la réforme serait juste si certain.e.s perdent au profit des plus défavorisé.e.s, notamment certaines femmes.