Fil d'Ariane
Des petits doigts se soumettent aux empreintes digitales réglementaires. S’ouvre alors le centre de détention pour mineures de Téhéran. Un lieu qui « suinte la souffrance » autant qu’il déborde d’innocence juvénile. Que vient nous rappeler le quotidien de ces jeunes filles dans les batailles de boules de neige improvisées dans la cour, les jeux de « gage ou vérité » dans le dortoir, ou les dessins plein de désirs et de malaises adolescents qui noircissent les pages des carnets intimes.
Ces filles, ce sont Ghazal, Maedeh, Sahar, Somayeh, Shaghayegh, "651" et "Personne"… détenues pour usage de drogue, vols à répétition, ou encore parricide. Et au milieu, il y a Khatereh. Une adolescente qui « aime étudier ». Elle a été arrêtée « pour vagabondage » après que son oncle l’a violée. Le réalisateur Mehrdad Oskouei la suit avec proximité, dès son entrée au centre de détention. Son rêve ? « Mourir. »
Les familles rejettent les jeunes filles avec plus de sévérité qu’elles ne le feraient pour un garçon ayant commis les mêmes actes
Mehrdad Oskouei, documentariste
Pourquoi vous intéressez-vous au milieu carcéral des jeunes mineurs ?
Mehrdad Oskouei- Il y a deux raisons. La première est que mon père et mon grand-père ont été fait prisonniers. Mon père sous Mohammad Reza Shah et mon grand-père sous Reza Shah pour des raisons politiques dans le cas de mon père et sociales pour mon grand-père. Mais la raison pour laquelle la situation des mineurs m’intéresse plus particulièrement est qu’à l’âge de 15 ans, suite à la faillite financière de mon père, j’ai essayé de mettre fin à mes jours sans y parvenir. Je me demandais alors pourquoi ma voix n’était pas entendue. C’est pourquoi j’ai voulu plus tard être le porte-voix de ceux qu’on n’entend pas.
Vous avez déjà réalisé plusieurs films sur les jeunes en détention, où en est votre cycle de réflexion sur cette thématique ?
Mehrdad Oskouei- "Des Rêves sans étoiles" est le troisième volet d’une trilogie que j’ai consacrée à des mineurs incarcérés après "Il est toujours trop tard pour être libre" et "Les Derniers Jours de l’Hiver". Je viens tout juste de terminer un nouveau film consacré à des mères emprisonnées et à leurs filles détenues dans le centre pour mineures où j’ai tourné Des Rêves sans étoiles, le film s’appelle "We Still Staring at the Sun" (Nous regardons fixement le soleil). Je pense tourner encore deux autres films sur le sujet mais pas dans l’immédiat.
Comment êtes-vous parvenu à établir la bonne distance entre votre regard de réalisateur et ces adolescentes ?
Mehrdad Oskouei- Avant le tournage, je me suis entretenu quelques jours avec les jeunes filles. J’ai voulu d’abord me présenter à elles en leur disant qui j’étais, combien de fois j’étais tombé amoureux, le fait que j’étais marié et que j’avais un enfant. Elles m’ont demandé pourquoi je voulais faire ce film. Je leur ai répondu : « Pour éviter qu’il y ait davantage de jeunes filles dans leur situation à l’avenir ».
Elles se sont concertées puis m’ont demandé de leur dire en une phrase la raison pour laquelle je souhaitais faire ce film. J’ai alors répondu que j’avais une fille de leur âge... C’est ainsi qu’elles ont accepté et qu’une relation proche a pu se nouer. C’est la raison pour laquelle elles m’appelaient « Oncle Mehrdad » de façon affectueuse. Cette relation de confiance établie avec moi (mais aussi avec le reste de l’équipe, le caméraman et le preneur de son) était importante pour les entretiens que je ne voulais pas mener de manière trop formelle. Mais le film est fait aussi de moments où l’équipe cherche à s’effacer ou à rester à distance. Je voulais qu’il y ait ces deux aspects à la fois subjectif et objectif dans le film pour trouver la bonne distance.
Vous êtes-vous interdit de diffuser certains passages ?
Mehrdad Oskouei- Une fois obtenue l’autorisation de tournage, après 7 ans de procédure, j’ai tourné sans m’interdire de diffuser certains passages. Je connais les limites de la censure. Mais j’ai abordé les questions qui me semblaient importantes. Je n’ai renoncé à montrer aucune scène qui me semblait nécessaire.
Pour vous, le centre de détention semble faire du bien à ses jeunes femmes. Or on voit par exemple l’un des membres du personnel dire clairement qu’une fois sorties de l’établissement, « elles ne sont plus leur problème » ? Est-ce ainsi qu’elles sont perçues par le personnel, comme un problème ?
Mehrdad Oskouei- Je n’ai pas voulu trop montrer le personnel dans le film. Mon propos portait essentiellement sur ces jeunes filles. Le personnel est très attentif et impliqué avec les détenues tout en essayant de garder une réserve pour ne pas être affecté davantage par la situation des jeunes filles. Le propos que vous rapportez est effectivement dur mais c’est une manière pour ceux qui travaillent dans le centre de ne pas outrepasser leur rôle, de ne pas chercher à établir une relation d’amitié qu’il leur serait difficile ou impossible de poursuivre ensuite.
Je ne suis pas un cinéaste politique, je suis un cinéaste social. Je cherche effectivement à travers mes films à atteindre une dimension universelle qui ne concerne pas uniquement les jeunes filles iraniennes mais les jeunes filles incarcérées à travers le monde
Mehrdad Oskouei
Vous dîtes que vous n’êtes pas intéressé par « la contestation politique », est-ce une façon de donner une dimension universelle au film ?
Mehrdad Oskouei- Je ne suis pas un cinéaste politique, je suis un cinéaste social. Je cherche effectivement à travers mes films à atteindre une dimension universelle qui ne concerne pas uniquement les jeunes filles iraniennes mais les jeunes filles incarcérées à travers le monde.
Pour vous, la société dans son ensemble est coupable du sort de ces adolescentes, pourtant les filles pointent parfois les défaillances des institutions : la justice, les politiques etc. Les pouvoirs publics ne sont-ils pas, selon vous, les principaux responsables de l’avenir de ces enfants ?
Mehrdad Oskouei- Les pouvoirs publics ont leur part de responsabilité, c’est certain. Mais le problème de ces jeunes filles est surtout lié à leur famille et en ce sens à la société. Si l’Etat à un rôle à jouer, c’est en prenant en compte la pauvreté et la situation difficile des familles. C’est l’une des raisons pour lesquelles la révolution de 1979 avait été menée en Iran : pour venir en aide aux personnes déshéritées.
A la fin, on voit que les détenues souffrent de l’inégalité entre les femmes et les hommes, et personne ne semble pouvoir leur apporter de réponse sur cette problématique, pas même l’imam qui a ouvert un débat sur les droits humains. Qu’avez-vous voulu montrer dans cette séquence ?
Mehrdad Oskouei- Je voulais par cette séquence interpeller le spectateur en faisant intervenir une personne extérieure au centre. Les questions que posent les jeunes filles comme : « Pourquoi Dieu ne serait pas une femme ? », « Pourquoi n’y a-t-il pas d’égalité entre hommes et femmes ? » sont des questions auxquelles le religieux ne sait pas répondre. Mais je voulais que le spectateur à travers cette scène se pose aussi ces questions.
Le retour de ces jeunes filles dans leur famille est plus difficile que pour les garçons. Les familles rejettent les jeunes filles avec plus de sévérité qu’elles ne le feraient pour un garçon ayant commis les mêmes actes
Mehrdad Oskouei
Vous avez filmé également dans un centre de détention masculin, quelles différences avez-vous observées entre les garçons et les filles ?
Mehrdad Oskouei- Mes deux films précédents concernaient des centres de détention et de réhabilitation pour garçons de moins de 13 ans. "Des Rêves sans étoiles" s’intéresse à un centre de jeunes filles de moins de 18 ans, condamnées pour des faits souvent très graves (homicides, agressions et vols à main armée, kidnapping). La différence est que le retour de ces jeunes filles dans leur famille est plus difficile que pour les garçons. Les familles rejettent les jeunes filles avec plus de sévérité qu’elles ne le feraient pour un garçon ayant commis les mêmes actes.
Le film est d’une qualité esthétique remarquable, n’a-t-il pas contribué à rendre le centre de détention plus chaleureux qu'il ne l’est en réalité ?
Mehrdad Oskouei- Je n’ai pas voulu par la forme modifier la réalité du fonctionnement du centre. La chaleur qu’on y perçoit vient de la solidarité qui existe entre ces jeunes filles. Comme le dit mon chef opérateur (Mohammad Hadadi) : « Nous sommes reconnaissants au cinéma documentaire de nous permettre d’être témoins de la vie et de la solitude de ces jeunes filles en les rapportant aux spectateurs du monde entier ». C’est un prodige que seul le cinéma, et en particulier le cinéma documentaire, permet.
Les filles ont-elles visionné le film ? Comment l'ont-elles accueilli ?
Mehrdad Oskouei- J’ai attendu avant de terminer ce film que les jeunes filles sortent de ce centre pour que leur parole ne leur porte pas préjudice. Trois filles ont vu le film. Elles m’ont dit qu’elles avaient appris à mieux connaître leurs camarades et leur histoire grâce au film.
Propos traduits du persan par Bamchade Pourvali