Fil d'Ariane
Aujourd'hui, dans le monde, 132 millions de filles ne vont plus à l'école. Au Cameroun, Sadia-Madi, 21 ans, et Bika, 15 ans, luttent contre la tradition qui veut que les filles de leur pays quittent l'école – trop tôt – pour se marier et rester à la maison. Elles-mêmes ont réussi à y échapper en poursuivant leurs études, tout en militant courageusement.
Sadia-Madi, 21 ans, militante pour l’éducation des filles et contre les violences de genre ; Bika, 15 ans, participante au programme AVENIR de Plan International France et de Plan International Cameroun sur l’amélioration de l’accès à l’éducation, le 11 octobre 2023 au Forum des Halles à Paris.
Une classe vide. L'image parle d'elle-même. Aujourd'hui encore, des millions de filles sont privées d'école. En Afghanistan à cause des lois des talibans, en Inde ou sur le continent africain parce qu'on estime que la place des filles est à la maison, aux travaux domestiques, et que leur destin n'est autre que d'être mariée et de faire des enfants.
Tradition, religion et pauvreté sont souvent les facteurs de cette inqualifiable injustice qui se perpétue encore aujourd'hui, en 2023.
Cette classe vide a été installée sous la canopée du Forum des Halles, à Paris, le 11 octobre 2023, à l'occasion de la Journée internationale des droits des filles. L'ONG Plan International France, à l'origine de cette initiative, voulait alerter sur la déscolarisation des filles dans le monde. Un tableau, des livres posés sur les étagères, des bureaux avec cahiers, feuilles de papier et stylos. Une école comme les autres, en somme, ou presque...
Sur chacune des tables est posé un mot d’absence, dans lequel une élève invoque par écrit la raison de sa déscolarisation : mariage forcé, grossesse précoce, mutilation génitale féminine, travail forcé…
Quelques phrases écrites racontaent les histoires de Favour, Najah, Kenza... Des histoires banales en somme, celles de toutes ces fillettes qui, un jour, ne reprendront plus jamais le chemin de l'école : "Maitresse, désolée, je ne peux pas venir en cours ce matin, je vais être excisée. Mamie dit qu'il faut respecter la tradition", "Pardonnez-moi Madame, je ne peux pas venir à l'école. Je suis malade depuis des jours, maman me dit que le docteur ne peut pas venir me voir".
Une classe vide pour symboliser la déscolarisation des filles au Forum des Halles à Paris, le 11 octobre, Journée internationale des droits des filles, un évènement Plan International France.
Les passant·es peuvent déambuler dans les couloirs de cette école vide. Des personnalités, porte-paroles et marraines de l’ONG lisent à voix haute ces quelques témoignages. Les ambassadrices de l’ONG, Lucie Carrasco et Ophélie Guillermand, ont expliqué les raisons de leur engagement aux côtés de Plan International France. La chroniqueuse Enora Malagré, l’actrice Charlotte Dhenaux et la chanteuse Kee-Yoon Kim étaient également présentes pour exprimer leur soutien. "Bonjour, je m’appelle Charlotte Dhenaux, et je vais lire le mot d’absence de Gabriela, qui n’a pu être parmi nous aujourd’hui : ‘Maîtresse, je ne reviendrai plus à l’école. Le docteur a dit que j’étais enceinte et que j’allais bientôt accoucher.’"
Mariage et grossesse précoces, mutilation génitale féminine, travail forcé : autant de raisons pour expliquer l'absence des filles sur ces mots disposés sur les tables d'une classe symboliquement vide.
Puis c'est au tour de Sadia-Madi et Bika, deux jeunes militantes du Cameroun de prendre le micro, pour parler d'elles, de leur parcours et de leur détermination à faire bouger les choses.
Sadia-Madi, 21 ans, est une survivante de violences de genre, elle milite pour l’éducation des filles et contre les violences faites aux femmes. Bika, 15 ans, participe au programme AVENIR de Plan International France et de Plan International Cameroun pour améliorer l’accès à l’éducation. Rencontres.
Terriennes : pouvez-vous nous expliquer les raisons de votre engagement ?
Bika : Je me suis engagée à Plan International parce que j'ai participé au Plan Avenir, qui a eu un impact positif sur moi. Quand j'ai intégré les cours mis en place par Plan International, mon objectif n'était pas d'aller dans une classe scientifique, c'était plutôt de ne pas avoir peur des épreuves scientifiques lors de l'examen en fin de 3ème. Petit à petit, j'ai amélioré mes notes dans ces matières et j'ai même fini la meilleure note en sciences. Ça m'a donné une estime de moi que je n'avais pas avant – je stressais, j'avais peur, je pensais que je n'y arriverai pas !
J'ai pu continuer et j'espère aller très loin. J'ai eu la chance d'avoir des parents très compréhensifs, malgré le voisinage qui ne voyait pas ça d'un bon oeil. Sadia-Madi, militante camerounaise
Sadia-Madi : Je suis aujourd'hui présidente fondatrice de l'association des Jeunes engagés pour le développement participatif. Je suis arrivée là pour lutter contre les injustices, les inégalités qui m'ont motivée à m'engager, et aussi contre les violences de genre.
Pour aller à l'école, j'ai travaillé dur. À l'âge de 16 ans, j'ai commencé à travailler pour payer mes études. C'est toujours à travers ces petites activités que j'ai pu continuer et j'espère aller très loin. J'ai eu la chance d'avoir des parents très compréhensifs, malgré le voisinage qui ne voyait pas ça d'un bon oeil. Pour la communauté, ce n'est pas du tout normal, mais mes parents ont compris mon projet et ils m'encouragent à aller très loin dans mes études.
J'étais triste de voir qu'on minimisait mes compétences et qu'on me dise que j'avais moins de chances qu'un garçon. Bika, militante camerounaise
Pourquoi, encore aujourd'hui, c'est plus difficile pour les filles ?
Bika : Au Cameroun, je vois ce qui se passe. Beaucoup de gens pensent et se disent que les matières scientifiques sont réservées aux garçons et que nous, les filles, n'avons pas les mêmes chances de nous en sortir.
Pendant les vacances, nous sommes allés avec mon cousin voir ma tante pour qu'elle nous inscrive dans une formation d'informatique, suite à l'obtention d'une bourse. A la fin de cette formation, on devait sélectionner les cinq meilleurs élèves pour participer au concours national d'informatique. Ma tante, elle n'a même pas hésité à inscrire mon cousin. A moi, elle a dit que non, elle ne pouvait pas gaspiller son argent pour m'inscrire, parce que d'après elle, je n'avais aucune chance d'être sélectionnée. Elle m'a dit que le mieux, si je voulais me former, c'était d'aller dans une cuisine ! J'étais triste de voir qu'on minimisait mes compétences et qu'on me dise que j'avais moins de chances qu'un garçon.
C'est pour ça que je suis ici, à Paris, pour rappeler l'importance du droit à l'éducation pour des filles. C'est un droit fondamental. Moi, je souhaite qu'à l'avenir, il y ait égalité entre les filles et les garçons. Les filles et les garçons doivent avoir les mêmes chances, les mêmes opportunités. Par exemple, un garçon a le droit de choisir la filière dans laquelle il veut poursuivre ses études. Une fille doit avoir le droit de choisir aussi !
On privilégie les jeunes garçons car on se dit qu'ils sont capables de réaliser de grandes choses, qu'ils peuvent travailler demain. Sadia-Madi
Sadia-Madi : L'extrême-nord du Cameroun est une région très compliquée pour les filles parce que la tradition prime encore. On pense que l'éducation de la fille n'est pas importante, parce qu'elle est destinée au mariage, dès 14 ou 15 ans. Chez nous, le mariage forcé et/ou précoce est très récurrent. Du coup, on voit qu'investir dans l'éducation d'une fille, c'est du gaspillage. Les garçons, on se dit qu'ils sont capables de réaliser de grandes choses, qu'ils peuvent travailler demain.
Au Cameroun, on dit que les filles sont bonnes pour le "TCA", travailler, accoucher et cuisiner ! Bika
D'où vient cette inégalité de traitement et comment la combattre ?
Bika : Les gens se disent encore que les filles ne servent à rien, qu'elles n'ont pas de chance. Au Cameroun, on se dit que tu n'as pas de chance d'évoluer dans la vie et certains parents n'envoient pas leurs filles à l'école, alors qu'ils envoient leurs garçons, parce qu'ils pensent que les garçons ont plus d'opportunité de réussir. Au Cameroun, on dit que les filles sont bonnes pour le "TCA", travailler, accoucher et cuisiner !
Sadia-Madi : La stratégie que je mets en oeuvre chaque jour, je le fais à travers mon association. Nous avons quatre domaines d'intervention. Le premier concerne l'éducation. Chaque année, on permet à vingt-cinq filles de retourner à l'école au sein du programme "education for all". On sensibilise les parents à l'importance de l'éducation, qui est un droit fondamental.
On agit aussi sur les règles traditionnelles et religieuses, qui sont des secteurs clés pour la sensibilisation des enfants, en particulier des jeunes filles. On peut constater que, dès le CM2, les filles elles-mêmes ne sont plus très intéressées par l'école. Elles ont grandi avec, dans la tête,l'idée qu'à l'âge de 13 ou 14 ans, c'est le mariage. Du coup, en arrivant en CM1 ou CM2, la fillette commence à se désintéresser. C'est un travail psychologique qui est fait dès le bas âge, et on grandit dans cet environnement-là.
Cette éducation met dans l'esprit des fillettes que non, l'école ce n'est pas très important. L'enjeu c'est de convaincre les parents de continuer à envoyer les filles à l'école mais aussi de faire un travail sur ces filles, de leur dire que non, vous n'existez pas seulement pour le mariage, mais vous vivez aussi pour être de grandes dames de demain. Vous avez les opportunités, les capacités d'aller très loin ! De choisir et de faire le métier que vous voulez.
Quel est votre rêve ?
Bika : Moi, mon rêve, c'est de poursuivre mes études dans les classes scientifiques et de devenir architecte ou pilote. Je réfléchis encore !
Sadia : Mon projet, c'est de devenir psychologue et d'ouvrir mon cabinet de consultation en psychologie et santé mentale. Je veux le faire pour écouter les filles victimes de violences de genre. Elles sont tellement nombreuses, elles ne sont pas écoutées, elles n'ont personne vers qui se tourner et elles sont toujours seules. Elles sont discriminées, marginalisées.
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