Entretien avec Nadia Khiari
Vous vous êtes lancée dans le dessin de presse au moment même où Ben Ali prononçait son dernier discours. Qu'avez-vous ressenti en l'écoutant ?
Pendant ce discours, Ben Ali promettait beaucoup de choses pour rester au pouvoir, comme la liberté d'expression, la levée de la censure sur Internet, etc. Alors je me suis dit "on va tester, on va voir si ce qu'il dit est vrai. " Le soir-même, j'ai créé un profil sur Facebook et j'ai publié le dessin que je venais de faire devant ma télé : un chat souriant disant : "Je vous ai compris". Une phrase que Ben Ali n'avait pas arrêté de répéter et qui me faisait bien rire. Mais j'ai fait tout ça de manière anonyme, sans donner mon nom. J'avais encore peur des conséquences que cet acte pouvait avoir sur moi et ma famille.
Le succès a-t-il été immédiat ?
Au départ, c'était vraiment pour mon entourage. Les premiers jours, j'avais 20 personnes sur Facebook. Puis, il y a eu très vite un effet boule de neige. Les personnes qui avaient accès à mon profil partageaient mes dessins. Leurs amis faisaient de même. Au bout d'une semaine j'avais 900 fans, et depuis ça n'a pas cessé d'augmenter [dix ans après, le profil rassemble près de 60 000 fans, ndlr]. Ça a pris des proportions incroyables. Je ne m'y attendais pas du tout.
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C'est parti de manière très spontanée d'un besoin très fort et urgent de m'exprimer. Depuis ma naissance, je n'ai jamais pu dire ce que je voulais dans mon pays. On a toujours été muselé. Donc du jour au lendemain, pouvoir dire ce que l'on voulait du pouvoir représentait une libération énorme. Personnellement, j'avais besoin de décompresser, rire et faire rire. À cette période, le climat était très tendu. Il y avait le couvre-feu, on tirait de partout, c'était le chaos total. Le dessin satirique est devenu un vrai défouloir.
D'abord parce que j'ai un chat qui s'appelle Willis. Et aussi parce que j'aime ce que symbolise le chat : l'indépendance. Les artistes anarchistes ont beaucoup utilisé cet animal. On ne domestique pas un chat. Il incarne le refus du pouvoir. Dans mes dessins, Willis a progressivement pris la forme de tout un chacun. Il peut devenir une vieille dame, un jeune révolutionnaire... Il s'adapte à ce que j'ai envie de dire.

Arrivez-vous à vivre de vos dessins ?
Mon premier métier reste l'enseignement aux Beaux-Arts. Pour l'instant, je ne vis pas de mes dessins. Je les publie sur Internet où ils sont en libre accès. Je collabore aussi à Siné Mensuel et je publie des livres à comptes d'auteurs.
Mon premier a été celui de Willis from Tunis, chronique d'une révolution. Je l'ai sorti en mars 2011, dans l'urgence. À cette période, on ne savait pas trop ce qui allait se passer en Tunisie. Tout était flou. On n'avait pas encore décidé d'organiser des élections, de réécrire la constitution, etc. J'avais peur que la parenthèse enchantée dans laquelle on était se referme.
Pourquoi ne publiez-vous pas vos dessins dans la presse tunisienne ?
Les journaux tunisiens restent très orientés politiquement. Je n'ai pas envie d'être labellisée, de dire aux gens quoi penser et pour qui voter. Pour moi faire du dessin satirique, c'est pouvoir "taper" sur qui on veut et sur tout le monde. Je veux garder mon indépendance.
Avec 13 autres dessinateurs, on a créé un collectif et on a sorti Koumik, 32 pages de BD en français et en arabe. Entre nous, tout est autogéré. Ce que l'on gagne, on le ré-injecte dans le projet suivant.

On est dans la naissance tout court. Certes, le dessin de presse existait sous Ben Ali mais il n'était pas très subversif. Les dessinateurs ne s'attaquaient pas au pouvoir. Ils ne voulaient pas risquer leur vie ou être envoyés en prison. Ils avaient raison. Aujourd'hui, on a gagné le droit à la parole. Tous les arts, aussi bien graphiques que musicaux, vivent une extraordinaire libération. Ça bouillonne de partout.

Ce sont des événements anecdotiques. Je ne me concentre pas sur les salafistes. Ils sont une poignée. Ils expriment leurs idées. Je pense qu'on surestime leur portée et leur danger. Les Tunisiens - et pas uniquement les artistes et intellectuels - ne lâcheront pas facilement ce qu'ils viennent de gagner, c'est-à-dire la liberté d'expression et de pensée.