En 1955, dans l'Alabama, Claudette Colvin refuse de céder sa place à une femme blanche dans l'autobus. Scandale. Procès. L'affaire se passe neuf mois avant celle de Rosa Parks, figure emblématique de la lutte contre la ségrégation raciale aux États-Unis. Mais pourquoi l'histoire américaine a-t-elle négligé le nom de Claudette Colvin ?
"
Les jeunes pensent que Rosa Parks a mis fin à la ségrégation le jour où elle s'est assise dans le bus, mais ce n'était pas ça du tout", déclarait Claudette Colvin au
New York Times en novembre 2009. Elle sait de quoi elle parle.
Toute sa vie, cette infirmière du Bronx, aujourd'hui à la retraite, a payé cette journée du 2 mars 1955. Ce jour-là, l'adolescente de 15 ans prend place dans le bus comme chaque après-midi après les cours. Elle rentre chez elle, à King Hill, le quartier pauvre de Montgomery.
En Alabama, où elle vit, la ségrégation régit la vie publique. "
Elle était partout confiera-t-elle à la
BBC.
Les églises, les autobus et les écoles étaient séparés et on ne pouvait même pas aller dans les mêmes restaurants. Je me souviens qu'à Pâques, je devais acheter une paire de chaussures noires vernies, qu'on ne pouvait se procurer que dans les magasins blancs. Ma mère a tracé le contour de mes pieds sur un sac en papier brun afin de trouver la taille la plus proche, parce que nous n’avions pas le droit d’aller les essayer. "
"J'avais vraiment peur"
Le bus, cet après-midi là, n'est pas complet. Près de Claudette, trois sièges sont libres.
A un arrêt monte une femme blanche
. Le chauffeur demande alors à Claudette Colvin de lui céder son siège
. La gamine
refuse. Scandale. Protestations. Le chauffeur immobilise le bus et va chercher la police. Deux agents montent. L'un des deux la frappe tandis que l'autre lui passe les menottes.
Direction le commissariat. Claudette Colvin est terrorisée, d'autant que sur le chemin, les policiers blaguent sur la taille de son soutien-gorge. Que va-t-il se passer derrière les murs ?
"J'avais vraiment peur, parce que vous ne saviez tout simplement pas ce que les blancs pouvaient faire, à l'époque," dira-t-elle.
Elle est arrêtée sous plusieurs chefs d'accusation, notamment pour violation des lois municipales sur la ségrégation. La voici en prison pour quelques heures, complètement terrorisée. Mais ses parents paient la caution. Elle sort.
Laisse Rosa Parks être la bonne. Sa peau est plus claire que la tienne et les blancs l’aiment bien.
La mère de Claudette Colvin à sa fille
Son arrestation fait grand bruit.
The Alabama Journal titre
"Une jeune fille noire coupable de violation de ségrégation". Martin Luther King, pasteur principal de l'église baptiste de l’avenue Dexter, est prévenu. Claudette Colvin garde un souvenir très ému de ce pasteur pas comme les autres :
"C’était un garçon ordinaire, mais quand il ouvrait la bouche, il était comme Charlton Heston jouant Moïse."Martin Luther King prend fait et cause pour son affaire, ainsi qu'une certaine
Rosa Parks, membre du Mouvement pour les droits civiques (American Civil Rights Movement). Elle travaille comme secrétaire à Montgomery pour la section du
National Association for the Advancement of Colored People (NAACP).
Plus de 100 lettres de soutien parviennent à Claudette Colvin, qui plaide non coupable. Ses parents ne peuvent payer les frais d'avocat. Qu'à cela ne tienne. Une collecte est mise en place par des leaders noirs et Rosa Parks y participe activement. L'adolescente écope d'une simple mise sous probation.
Claudette Colvin et Rosa Parks
Mais les figures politiques du mouvement noir s'interrogent. Cette arrestation a déchainé les passions. Il y a peut être moyen de récupérer cette publicité afin de servir la cause... Et si Claudette Colvin devenait le symbole de leur lutte contre les lois sur la ségrégation ?
Tant pis si ses parents, très modestes, ne voient pas ce projet d'un très bon oeil. En fait, ils détestent cette agitation autour de leur fille. Les études avant tout.
L'Association nationale pour la promotion des gens de couleur (NAACP) décide finalement de ne pas utiliser Claudette Colvin comme figure de proue de leur mouvement.
Trois raisons sont avancées. Claudette Colvin est tombée enceinte d'un homme marié et il serait hasardeux d'être représenté par une mère célibataire dans la bataille juridique qui s'annonce. De plus, son jeune âge pose problème ainsi que son charisme trop fluctuant. Enfin, conte toute attente, les dirigeants du NAACP estiment qu'elle est "trop noire".
Trop noire ? Claudette Colvin encaisse le coup.
"Ma mère m'a dit de rester silencieuse sur ce que j'ai fait. Elle m’a dit: " Laisse Rosa être la bonne. Les Blancs ne vont pas déranger Rosa. Sa peau est plus claire que la tienne et ils l’aiment bien", se souviendra-t-elle.
Un temps, une autre adolescente, Mary Louise Smith, a également été envisagée pour représenter le mouvement. Elle aussi, dans le même bus, a connu la même mésaventure que Claudette Colvin, quelques semaines après elle. Mais son profil est pareillement écarté. La rumeur affirme que son père boit. Impossible. Il faut une personne solide, aux parents irréprochables. Les leaders anti-ségrégationnistes savent que toute la vie de la personne choisie sera fouillée, disséquée.
On connaît la suite. Le le 1
er décembre 1955, à Montgomery, toujours dans l'Alabama, Rosa Parks refuse de céder sa place à un passager blanc. Elle écope d'une amende de 15 dollars. La militante fait appel de ce jugement. Martin Luther King, avec
Ralph Abernathy et
Edgar Nixon, orchestre aussitôt un immense mouvement de protestation. Il appelle au boycott contre la compagnie de bus et, le 13 novembre 1956, c'est la victoire : la Cour suprême des États-Unis casse les lois ségrégationnistes dans les bus. Elles sont déclarées anticonstitutionnelles.
Claudette Colvin et Rosa Parks se sont pourtant connues. Cette dernière l'a même invitée plusieurs fois à passer la nuit chez elle. Elle dira aux journalistes de
The New York Times l'avoir trouvée
"réservée mais gentille".
"Rosa Parks était la bonne personne"
Pour Claudette Colvin, la vie a continué. Son fils, baptisé Raymond, est né en mars 1956. Il avait la peau claire. On a aussitôt accusé sa mère d'avoir eu un enfant avec un blanc. Claudette Colvin a toujours caché l'identité du père. Comme sa situation de fille-mère dérangeait, elle s'est résolu à
quitter l'Alabama pour venir s'installer à New York. Trente-cinq ans durant, elle a été aide-soignante dans un foyer à Manhattan. Claudette Colvin ne s'est jamais mariée. Son fils Raymond, drogué et alcoolique, est mort chez elle. Il avait 37 ans. Son deuxième fils, lui, est comptable à Atlanta.
Elle n'a jamais revendiqué quoi que ce soit pendant ces journées historiques qui ont changé les Etats-Unis. Après plusieurs décennies d'un mutisme choisi, un jour, un écrivain, Phillip Hoose, a retrouvé sa trace. Il lui aura fallu quatre longues années de discussions pour la convaincre de parler. L'écrivain a raconté son histoire dans un ouvrage (Claudette Colvin : Twice Toward Justice) paru en 2009, et qui a remporté plusieurs grandes récompenses.
Voilà comment les américains ont découvert, stupéfaits, l'histoire de cette infirmière pas comme les autres.
Claudette Colvin est aujourd'hui âgé de 79 ans. Elle assure n'avoir gardé aucune amertume de son passé et de la célébrité mondiale qu'a connu Rosa Parks. "Je sais dans mon cœur qu'elle était la bonne personne", a-t-elle confiée aux journalistes de The New York Times.