Fil d'Ariane
"Maintenant pour le petit, pourquoi donc ne l’appelez-vous pas Theo en mémoire de notre père ? A moi, certes cela me ferait tant de plaisir".
Mais la lettre arrive trop tard. Les prénoms ont déjà été déposés à l’état civil.
Johanna, fine et sensitive, a perçu très tôt les liens particulièrement étroits qui lient les deux frères. Il y a là comme une intimité sacrée, une fusion exceptionnelle qu'elle ne songe pas à contrarier. Sans doute, elle sait la chose vaine. Surtout, elle a déjà compris le génie de son beau-frère et la passion incandescente que lui voue son mari.
Reste qu'elle ne voit pas toujours d'un très bon oeil les nombreux mandats que Theo expédie à son artiste de frère, environ 250 francs mensuels.
Une jolie somme. En comparaison, un facteur à cette époque gagne environ 130 francs.
L'histoire s'accélère.
Le dimanche 27 juillet 1890, Vincent van Gogh se rend dans un champ d'Auvers-sur-Oise
et se tire une balle dans la poitrine avec un révolver. Le docteur Gachet, ami de la famille, fait prévenir Theo.
Après deux jours d’agonie, Vincent van Gogh meurt dans la nuit du 29 juillet 1890 sur son lit à l'auberge Ravoux. Parce qu'il s'est suicidé, on lui refuse les derniers sacrements.
Johanna note dans son journal : "Je surmonte, comme je peux, le chagrin de mon mari.
La mort installe dans la maison une atmosphère cérémonieuse et définitive. Ainsi que l’idée que tout ce que nous faisons est, d’une certaine façon, irréel." Puis, plus tard : "Dorénavant, dans ce journal, Vincent sera le prénom par lequel je désignerai mon fils. L’autre, le mort, celui des cobalts et des jaunes, celui des champs de blé mûr et des tournesols contre le monde, je l’appellerai van Gogh."
Son mari Theo est dévasté. Elle note : "Theo est très absent : aujourd’hui il n’a pas dit un mot de toute la journée. Son deuil l’a rendu taciturne et je crains que son état de santé ne se dégrade de nouveau."
Il faut quitter Paris. Le couple s'installe à Utrecht, au Pays Bas.
Mais rien ne semble apaiser la douleur de Theo. A son chagrin, immense, sont venues s'ajouter les affres de la maladie. Il souffre de syphilis et décline rapidement. Son humeur est sujette à de violentes variations. Au point qu'il devient nécessaire de le faire interner dans une maison de santé. Six mois après le décès de son frère, Theo s'éteint à 33 ans. Le 25 janvier 1891, Johanna se retrouve veuve avec un enfant d'un an à sa charge.
Elle achète la Villa Helma, à Bussum, près d'Amsterdam et la transforme en pension de famille. Elle y improvise un musée. C'est là qu'elle organise la toute première rétrospective du peintre.
Non sans mal. C'est une femme déterminée qui doit vaincre l'incompréhension de ses proches, quand ce ne sont pas les légendes imbéciles qui accompagnent cette oeuvre solaire. Certains prêtres voient "le signe du démon dans ces toiles". Vincent ne s'est-il d'ailleurs pas suicidé ? Mais Johanna a une idée de génie : elle joint certaines lettres aux toiles et aux dessins "pour que l'on comprenne que, chez van Gogh, chaque coup de pinceau reposait sur un langage".
A-t-elle des compétences particulières pour gérer un tel héritage ? "Johanna avaient de réelles dispositions, bien que n'ayant pas fait d'école ni de formation particulière. Mais elle a été à très bonne école avec Theo. Jeune, elle était sous l'influence très forte de son frère, Andries Bonger, qui était le meilleur ami de Theo", précise Wouter van der Veen, maître de conférence, spécialiste reconnu de l'oeuvre de Vincent Gan Gogh et directeur scientifique de l'Institut Van-Gogh.
Ce qui n'empêche pas Johanna de devenir membre d'un parti féministe où elle se bat pour le droit de vote des femmes au Pays-Bas, d'écrire des articles et d'afficher ouvertement ses opinions socialistes en soutenant, notamment, la paix lors de divers congrès.
Johanna se remarie en 1901 avec le peintre Johan Cohen Goschalk. Année après année, elle va organiser des expositions des oeuvres de Vincent van Gogh, le plus souvent avec ses propres deniers. L'événement majeur a lieu en 1905 : une rétrospective du peintre au Stedelijk Museum d'Amsterdam. Pendant deux mois, en juillet et août, les gens se bousculent pour admirer tableaux, aquarelles, lithographies et dessins. Au total 474 œuvres exposées, dont 234 tableaux.
Johanna Cohen Gosschalk sait également déjouer tous les pièges que lui tendent les professsionnels, souhaitant capter à bon prix le fabuleux héritage. "Les approches ont commencé immédiatement après le décès de Theo, constate Wouter van der Veen. Il y a le marchand Ambroise Vollard qui va se manifester, le peintre Emile Bernard, le poète et critique Julien Leclercq. Tous vont lui tenir le même discours : "Ah ma petite dame, il faut que ces tableaux soient exposés avec soin, il faut baisser vos prix". Johanna refuse net, avec beaucoup de classe, beaucoup d'aisance. Elle leur répond : "Je veux bien vous expédier des tableaux. Je vous en envoie trente, vous en vendez cinq. Les vingt-cinq autres ne sont pas à vendre. Oui, ce sont les meilleurs, je sais. Mais ils ne sont pas à vendre."
A-t-elle le droit d'agir ainsi ? "Juridiquement, la moitié de ce qu'elle possède appartient au petit Vincent, son fils. Quels tableaux ? On ne va pas les couper en deux, comment opérer le choix ?"
A nouveau veuve en 1912, c'est une femme qui veut à tout prix assurer ses arrières. Elle vend au compte-goutte pour préserver l'héritage au mieux.
La dernière vente stratégique de Johanna est d'avoir cédé pour 15 000 florins Les Tournesols à la National Gallery. "Le tableau aurait pu rapporter plus", écrit Wouter ven der Veen dans Le Capital de van Gogh (Acte Sud). Mais en lui donnant cette place d'honneur, il fit spectaculairement remonter la valeur du reste du fond".
En fait, Johanna van Gogh-Bonger est certainement toujours amoureuse de Theo. S'occuper des toiles de Vincent lui permet de se rapprocher de Theo. " C'est elle qui va s'occuper de la correspondance entre Theo et Vincent, elle va la relire, la mettre en ordre, l'éditer", explique Wouter van der Veen.
Elle note dans son journal : " Van Gogh écrit comme il peint". Et comme elle savait combien Theo aimait son frère, elle procède au transfèrement de son corps afin qu'il repose auprès de lui, à Auvers-sur-Oise. Ultime démarche. Déjà, en 1905, elle avait fait le nécessaire pour que la concession de quinze ans achetée par Theo soit transformée en concession à perpétuité. Le lière qui habille la double sépulture provient du jardin de la famille du docteur Gachet.
Elle-même n'y repose pas. Sans doute a-t-elle souhaitée les laisser tranquille, pour l'éternité.
Elle s'éteint le 2 septembre 1925, à l'âge de 62 ans, à Amsterdam. "Jusqu'à la fin de ses jours, elle affirmera que les deux plus belles années de sa vie furent celles passées avec Theo, c'est là où son bohheur à été le plus absolu. Elle préfèrait avoir eu tout son bonheur sur deux ans pour ensuite n'avoir que le devoir, que d'avoir un tout petit peu de bonheur saupoudré sur toute la vie"estime Wouter van der Veen.
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