Léo Ferré est parti un 14 juillet. Vingt-six ans après sa mort, celle qui a partagé une grande période de sa vie accepte de se confier à Terriennes. Rien ne prédestinait Marie-Christine Diaz à croiser le chemin du musicien-poète. Muse discrète et vigilante, elle inspira à cet artiste tourmenté parmi ses plus beaux textes, tout en lui donnant trois enfants.
"Quelqu'un de gentil et de très attentionné".
C'est d'abord cela dont se souvient Marie quand elle parle de Léo Ferré, l'amour de sa vie. L'artiste a partagé avec elle 25 années. Elle semble navrée quand on évoque sa réputation volcanique :
" Les gens qui affirment qu'il avait un sale caractère ne le connaissaient pas bien. Quand des choses l'énervaient, il gueulait mais, comme les méditerranéens, ses colères lui passaient rapidement. Après une demi-heure, il ne se rappellait plus ce qui avait déclenché sa colère. Il était aussi naïf sur les vraies qualités humaines de telle ou telle personne. Il se trompait souvent."
Pour évoquer Léo, Marie accepte d'entrouvrir son coeur. Une occasion très rare.
"Il a laissé un texte où il m'écrit : "Tu ne leur diras rien" confie-t-elle.
Parce que Marie sait tout.
Ou presque.
Pensez ! Une vie avec un tel artiste, cela remplit aisément le grenier d'une mémoire.
Avec lui, elle a tout partagé. Les moments douloureux après la rupture tragique avec Madeleine, sa seconde épouse, mais aussi les années magnifiques quand Léo remportait des triomphes, une époque où plusieurs de ses chansons ("
Avec le temps", "
C'est extra") enfièvrent les hit-parades.
Il se produit à guichets fermés et se paye même le luxe de louer le Palais des Congrès pour chanter et conduire un orchestre de 120 musiciens.
Du jamais vu, jamais revu.
De quoi muscler la jalousie de certains.
Léo était un papa très libre, plutôt cool
Marie Ferré
Marie n'oublie pas également ce que Léo a aussi enduré dans les années 70. Il a affronté l'hostilité de certaines salles. Sur la scène, il esquivait parfois les jets de boulons, essuyait des crachats, répondait aux insultes. Une sale période qu'il évoquait avec stupéfaction :
" Jean-Edern Hallier avait lancé un appel au meurtre contre moi, ça a bien marché son truc, mais je chantais quand même. Les pires bruits ont couru sur moi, que j'avais une Rolls, des usines. Je ne comprends pas".Marie préfère se souvenir des trois enfants qu'elle a eu avec lui. Ils sont toujours à ses côtés ou jamais très loin. Mathieu est né en 1970, Marie-Cécile en 1974 et Manuella en 1978.
Léo Ferré s'évade de la chanson finement ciselée de trois minutes pour exploser les formats standards. Certaines dépassent allégro les six minutes. Auteur, compositeur, interprète, le voici orchestrateur. Avant Marie, il buvait la liberté au goulot. Désormais, il se meut dans une piscine. Et ses textes, régulièrement, évoquent la mère de ses enfants.
"Ces portes de l'enfer devant quoi tu désarmes
Ces serments de la nuit qui peuplent nos aveux
Et cette joie qui fout le camp de ton collant
Ces silences perdus au bout d'une parole
Et ces ailes cassées chaque fois qu'on s'envole
Ce temps qui ne tient plus qu'à trois... deux... un... zéroJe te donne tout ça, Marie !!"(Je te donne)
L'aventure de ce couple pas ordinaire commence à la fin des années 60.
Pépée et le château des extravagances
En 1963, Léo Ferré vit à Gourdon, dans le Lot, au château de Pech-Rigal. Marie et ses parents, cultivateurs, habitent la région. Ils ont quitté leur Espagne natale en mai 1947, fuyant le franquisme et franchissant à pied les Pyrénées. Marie est née au cours de cet exil. Ses parents avait la terreur de se faire prendre par les hommes de la
guardia civil : "Ma mère me donnait le sein pour que je ne pleure pas et qu'on ne m'entende pas" dit-elle.
Ce château de Gourdon, une bâtisse du 14ème siècle, est une presque ruine.
Avec Madeleine, sa seconde épouse, le musicien-chanteur y a posé ses partitions. Chênes, châtaigniers, prairies, la propriété s'étend sur 67 hectares.
Pourquoi ce choix ? Folie des grandeurs ? Pas du tout. C'est pour Pépée, le chimpanzée femelle que le couple a adopté quelques années plus tôt. Elle et lui en sont fous.
"Nous ne tolérons pas qu’on dise d’elle qu’elle est un singe […]. Nous ne dressons pas Pépée, nous l’élevons" écrit-il.
Impossible de continuer à vivre à Paris avec Pépée. Les dégâts qu'elle occasionne chez les voisins, dans leur île en Bretagne, partout, ont contraint le couple a changer carrément de lieu de vie. A Gourdon, dans cette immensité de chlorophylle, l'animal caline, voltige.... et fait sa loi.
Un véritable enfer. Au moment de son adoption, c'était une adorable petite bête qui repliait ses poings pour s'endormir. Elle est désormais adulte. Elle a maintenant la force de plusieurs hommes. Le couple lui passe tout. Et Pépée révèle une agressivité difficile à gérer.
Marie travaille dans ce château soumis à toutes les extravagances. Elle est la gouvernante de ce lieu où les animaux, littéralement, pullulent. Il y a Baba, le cochon de plus de 300 kg, les vaches, le taureau Arthur, des dizaines de moutons, des chevaux souvent sauvés à la porte des abattoirs, des chats....
"C'est surtout Madeleine qui était obsédée par les animaux. Ils avaient Pépée. Puis, ils ont acheté un autre chimpazé, Zaza, qui mordait les gens. Elle voulait acheter un couple de chimpanzés adultes pour les mettre avec Pépée. Mais cela a mal fini. Puis, il y a même eu l'achat d'un ours noir ! Elle s'en est débarrassé car elle a bien compris qu'il fallait être dompteur pour vivre avec de tels animaux. Un ours, ce n'est pas un animal d'appartement ! Léo était furibard. Il ne voulait pas tous ces animaux" . Cette arche de Noé nécessite de la nourriture, des soins, toute une logistique démente et Marie fait ce qu'elle peut. Le couple Léo/ Madeleine va mal. Un problème d'alcool n'arrange rien.
Marie assiste au naufrage. Léo se confie à elle. Bientôt, la proximité se change en intimité. Il parle, tempête, s'émeut. Elle l'écoute, l'apaise. Ferré est sensible à cette bonté désintéressée, ce calme bienvenu. A ce moment-là, il enregistre une chanson
"C'est un air", qui résume bien les jours sombres qu'il vit avec Madeleine :
Quand c'est pas l'heure des bises dans l' cou
Quand j' suis tout prêt à t' foutre des coups
Pour s'envoyer tous nos motifs
On n' traîne pas dans les subjonctifs
J' te dis "Salope !", tu m' dis "Ta gueule !" Les voisins peuvent penser c' qu'ils veulent
Mais y a une chose qu'ils savent, ma mie
C'est qu'on est pas d' l'Académie (C'est un air)
Du vécu.
Avec Madeleine, l'explosion est imminente.
Mathieu, l'enfant clandestin
Début avril 68, Pépée est blessée et refuse de se laisser soigner. Madeleine loue les services d'un chasseur et fait abattre la chimpanzé. Baba le cochon est piqué. Léo, qui avait quitté le domicile conjugal, revient et constate la mort de Pépée.
Avec Madeleine, c'est fini.
"Il a décidé ce jour-là de repartir de zéro. Ce jour-là, c'est le 8 avril 1968. À 5 heures du matin, j'ai pris un train à Gourdon pour Toulouse. Léo est venu me chercher. (...) Il me manquait quinze jours pour être majeure, puisque je suis née le 25 avril 1947. La majorité était alors à 21 ans. Nous avons roulé comme ça, de ville en ville, d'hôtels en hôtels, puis on s'est arrêtés en Lozère, au mont Aubrac. En pleine campagne." confiera-t-elle au journaliste Ludovic Perrin.
La différence d'âge, trente ans, n'est pas un obstacle. Ils s'en foutent. Léo, en 1968, à 52 ans. Et après ? En Toscane, où ils vivent désormais, ils sont bien loin des ricanements qu'ils peuvent susciter. Et puis quoi, reproche-t-on à Picasso, 72 ans, son amour pour Jacqueline Roque qui en a 27 ?
Comme le peintre andalou avec celle qu'il aime, Léo va trouver avec Marie une force créatice nouvelle. Il va se permettre des audaces artistiques inédites.
Mathieu, leur fils, nait le 29 mai 1970. Mais il doit rester caché puisque le divorce avec Madeleine ne sera prononcé que trois ans plus tard. Comment a-t-elle vécu cette quasi-clandestinité ?
"Tranquillement". Marie se souvient d'un Léo-papa
"très libre, plutôt cool".
Un mariage en avance
Le 5 mars 1974, le couple se marie à Florence.
"Nous étions habillés comme tous les jours et n'avions invité que quelques proches. Pour la petite histoire, je me souviens que nous sommes arrivés à Castellina encadrés de nos témoins lorsque le maire, très amusé, nous a annoncé que nous étions en avance d'une bonne semaine. Nous sommes revenus huit jours plus tard." explique-t-elle à la journaliste Sophie Delassein.
Comment a-t-elle vécu ces années auprès de lui ?
"Il a pu écrire ce qu'il avait envie d'écrire, à sa manière, comme il le souhaitait.".
Comment appréciait-elle ses innombrables tournées ?
"Tranquillement, aussi. Il aimait la scène. Les jeunes, présents dans la salle, lui faisaient très plaisir et moi, ces salles pleines, cela me faisait plaisir pour lui !". En Italie, où le couple vit, un rythme se met en place.
"Il travaillait le soir après le repas et la nuit. Je n'ai jamais cherché à "entrer dans sa tête" comme il disait. On allait à Florence l'après-midi ou le matin..." .Pour elle
, Léo
lui écrit une chanson sublime. C'est une lettre qu'il lui adresse.
(...)
Je suis la vie pour toi, et la peine, et la joie, et la Mort
Je meurs dans toi, et nos morts rassemblées feront une nouvelle vie,
Unique, comme si deux étoiles se rencontraient, comme si elles devaient le faire de toute éternité, comme si elles se collaient pour jouir à jamais
Ce que tu fais, c'est bien, puisque tu m'aimes
Ce que je fais, c'est bien, puisque je t'aime
À ce jour, à cette heure, à toujours, Mon Amour"
(La Lettre)
Réguler le flux des passionnés
En a-t-elle vu de ces flatteurs qui encombraient la loge de l'artiste après un récital-marathon de près de trois heures ! Ensuite, il y avait les dîners
"avec ses copains sur son addition" comme il le chantait. Les dernières années, Marie gérait les demandes diverses, organisait les tournées et rendait service. Ainsi, elle n'a pas hésité à embaucher et héberger des
objecteurs de conscience, ceux qui avaient fuit la France parce qu'ils refusaient de faire leur service militaire. Ils se sont occupés des vendanges. C'est elle également qui régulait le flux des passionné.e.s et tenait à distance les plus fiévreux. .ses. Car, et c'est un phénomène unique dans l'histoire de la chanson française, on aime ou on déteste Léo Ferré, on l'adore ou on l'exècre. Pas de demi-mesure.
Léo, "son" Léo, a regagné les étoiles pour de bon le 14 juillet 1993. Il s'est éteint près d'elle dans leur propriété à Castellina in Chianti, où Marie vit toujours. Elle accueille avec plaisir les très nombreux visiteurs qui lui rendent visite toute l'année. Ils achètent son huile d'olive et sa cuvée San Donatino Poggio Al Mori, leur Chianti reconnaissable à son étiquette ornée d’un hibou dessiné par Pablo Picasso. Surtout, ils viennent respirer l'air du poète. Un pélerinage pour certains. Un partage d'émotions aussi quand certaines personnes se souviennent d'une anecdote ou d'un refrain. Comme
Le flacon de Baudelaire, certaines chansons de Léo ont piégé des moments-clés d'une vie, d'un amour, d'une époque.
Avec le temps, va, rien n'est parti.
Et Marie, tous les jours, écoute les chansons de Léo.