"Dieu existe, son nom est Petrunya" : une ode féministe qui bouscule tradition et patriarcat

"Je suis une femme, pas une idiote !" s'exclame l'héroïne de "Dieu existe, son nom est Petrunya". Pour son troisième long métrage, la réalisatrice macédonienne Teona Strugar Mitevska signe une fable féministe, inspirée de faits réels, en forme de pied de nez au patriarcat.
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Petrunya, une héroïne face aux traditions et au patriarcat, une histoire inspirée de faits réels. 
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« La vie n’est pas un conte de fée ». Petrunya le dit elle-même. Difficile de ne pas la croire quand on la voit, là, nous regarder à travers l’écran du cinéma, avec sa mine renfrognée. A 32 ans, elle vit encore chez ses parents. A son grand regret, et celui de sa mère, elle ne parvient pas à trouver de travail. Et ce n’est pas son diplôme universitaire en histoire qui va l’y aider, dans une Macédoine minée par un taux de chômage terriblement élevé. Elle paraît faible, résignée, un peu gauche, sous le joug d'une mère fidèle aux traditions.

Héroïne féminine

En rentrant d'un entretien d'embauche arrangé par sa mère, Petrunya croise la route d'une procession religieuse orthodoxe qui célèbre l'Epiphanie. Un groupe de jeunes hommes, torses nus dans le froid de janvier, s'apprête à se jeter à l'eau pour récupérer une croix en bois jetée du haut d'un pont par un prêtre local. L'attraper assure bonheur et prospérité pour toute l'année à celui qui y parvient. Sans réfléchir, la jeune femme plonge. Elle émerge de l'eau, triomphante, croix à la main. Jamais avant elle une femme n'avait participé à cette cérémonie. Et il n'en fallait pas plus pour faire vaciller la société et les traditions sur laquelle elle repose.
 
La suite se déroule dans le commissariat de la ville. Face à son geste, les tenants du  patriarcat font front. Petrunya est attaquée par tous les hommes qu'elle a offensés. Les policiers, le prêtre, les jeunes hommes qui espéraient attraper la croix, et même sa mère. Mais elle n'en démord pas. La croix, elle l'a attrapée, c'est sa propriété. Elle ne la rendra pas. Après tout, pourquoi n'aurait-elle pas le droit au bonheur elle aussi ?

Tour à tour enfermée dans le silence puis provocatrice, la jeune femme, superbement interprétée par Zorica Nusheva, révèle un caractère solide. Elle ne plie pas. Et tant pis pour les traditions.

Un appel aux femmes à former un front uni

Depuis son saut dans la rivière, une journaliste de télévision locale, Slavica, s'échine à vouloir raconter l'histoire de Petrunya. Si son personnage de femme émancipée semble en totale contradiction avec celui du rôle principal, il expose en réalité d'autres obstacles auxquels sont confrontées les femmes, cette fois dans toutes les sociétés. Malgré les difficultés, Slavica tient à raconter l'histoire de celle qui a défié la coutume dans l'espoir de faire bouger un tant soit peu les lignes d'une société qu'elle considère rétrograde. Mais aussi et surtout dans un esprit de sororité. Comme un appel à toutes les femmes à former un front uni face à ce qui tout les oppresse.
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Pourquoi une femme n'aurait-elle pas le droit au bonheur ? La question est posée dans le film "Dieu existe, son nom est Petrunya". 
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Le film de Teona Strugar Mitevska esquisse en filigrane les portraits d'autres femmes qui évoluent elles aussi dans la société macédonienne. La mère de Petrunya, d'abord, garante des traditions qui reproduit un modèle dépassé qui étouffe sa fille. Son amie, maîtresse d'un homme plus âgé également son patron, dont elle espère qu'il abandonnera sa famille pour elle. La grand-mère, seule dans la rue, qui fume une cigarette assise dos au mur. Slavica, la journaliste qui jongle avec les responsabilités, son travail, et fait face aux inégalités que la société impose à son genre.

L'histoire de Petrunya est inspirée d'un fait réel. En 2014, une jeune femme a attrapé la croix dans une rivière macédonienne de la ville de Stip. Traitée de folle, elle a appelé d'autres femmes à suivre son geste. Cette année, une femme a remporté la croix en Serbie, où cette tradition est aussi observée.

Petrunya inspirera peut-être, elle aussi, d'autres jeunes femmes à sortir la tête de l'eau.

 
Teona Miteva
©DR
Teona Strugar Mitevska est née en 1974 dans une famille d’artistes à Skopje, en Macédoine. Après avoir été actrice alors qu’elle était enfant puis avoir travaillé comme peintre et graphiste, elle étudie le cinéma à la Tisch School of Arts de l’université de New York. Elle débute en tant que réalisatrice en 2001 avec le court métrage Veta, qui remporte le prix spécial du jury au festival de Berlin. En 2004, son long-métrage How I killed a Saint remporte le grand prix du festival de Rotterdam.

Terriennes : Le récit de votre film est inspiré d’un fait divers ayant eu un fort écho dans la société macédonienne…

Teona Strugar Mitevska : Chaque 19 janvier, pour la fête de l'Epiphanie, le lancement de la croix a lieu au sein de toutes les communautés orthodoxes d'Europe de l'Est (Bulgarie, Russie, Roumanie, Serbie, Macédoine…). En 2014, une femme a attrapé la croix dans la ville de Stip, en Macédoine orientale. Son acte a été jugé scandaleux par la population locale et les autorités religieuses car les femmes ne sont pas autorisées à participer à l'événement. Par conséquent, ils ont essayé de lui enlever la croix, mais elle n'a pas voulu céder. Le lendemain, elle a donné une interview à la station locale pour encourager plus de femmes à sauter pour la croix à l'avenir. Elle a été qualifiée par la population de folle, perturbée et troublée. Pour moi et ma productrice, Labina Mitevska, ces réactions ont révélé un réflexe naturel de conformisme social ; elles ont aussi révélé la misogynie qui est soutenue par les normes patriarcales profondément incrustées dans notre société. C'était frustrant et exaspérant. L'histoire du Petrunya est née de cette frustration.

A-t-il été difficile de réaliser un film sur un sujet si controversé ?

En tant que cinéastes et artistes, nous avons l'obligation et le devoir de remettre en question les normes sociales acceptées, surtout si elles sont nuisibles pour de nombreuses personnes autour de nous. Nous devons contribuer à élargir nos horizons, à ouvrir les débats dans nos sociétés, à donner la parole aux personnes réduites au silence, à célébrer les héros méconnus du progrès social qui se rebellent contre l'injustice normalisée et, ce faisant, à empêcher que nos enfants ne subissent d'autres préjudices, qui ne doivent pas perpétuer le système simplement parce que la foule le veut ainsi. Je crois au rôle du cinéma pour précéder les progrès du temps, provoquer et interroger avec audace.

Est-ce la société ou les pouvoirs publics et l'État qui sont réticents à soutenir l’émancipation des femmes ?

La Macédoine est candidate pour intégrer l'UE depuis une quinzaine d'années. Le gouvernement a apporté les modifications nécessaires concernant les inégalités sociales et les inégalités entre les sexes conformément à la demande des autorités européennes. Or il faut ici faire une distinction entre la loi et le mode de vie qui est encore fortement influencé par la tradition. La Macédoine est et reste une société profondément machiste. La révolution ne se produit pas du jour au lendemain, il faudra du temps avant que les lois ne soient correctement mises en œuvre au sein des institutions de la société.

Outre la dénonciation du patriarcat, quels sont les enjeux du film ?

Petrunya est d'abord et avant tout une critique du système d'idées imparfaites qui organise notre ordre social. Petrunya parle de la reproduction sociale des désavantages structurels, ou comment il est possible d'intégrer l'injustice dans la société, comment elle se perpétue et se poursuit sur plusieurs générations. C'est l'histoire de la lutte d’un simple individu contre les normes sociales. C’est un film où la femme occupe un rôle de protagoniste. Enfin, Petrunya est l'histoire de cette femme contre les normes patriarcales, une lutte contre la stratification sociale, la structure du pouvoir, la chaîne de commandement, la hiérarchie et les institutions qui la soutiennent.

Votre film a récemment été primé à la Berlinale. Qu'est-ce que cela fait de voir un film érigé contre le patriarcat acclamé par la critique et les festivals ?

Toutes les sociétés patriarcales sont construites pour soutenir la domination masculine, où le statut de la femme et le rôle qu’elle occupe dans l’espace social sont décidés par l'homme. C'est un privilège de vivre en période de revendication et de changement positifs. C'est incroyable comment l'industrie du cinéma a changé au cours des 17 dernières années, lorsque j'ai fait mon premier film. Je célèbre et soutiens l’initiative 50/50, c’est un pas important en avant, mais il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas encore dans l’égalité totale, la route est longue et parfois raide.

Croyez-vous que ce film va ouvrir un dialogue probant sur les droits des femmes en Macédoine ?

J'aurais apprécié mais ce n'est pas vraiment le cas. Les groupes de défense des droits des femmes sont en quelque sorte restés silencieux, presque discrets au sujet du film et de son message. Les femmes macédoniennes semblent encore vouées aux hommes. Néanmoins, le point positif est que l’attitude de l'Église a changé en ce qui concerne la participation des femmes à l'événement. En janvier dernier, une jeune femme a sauté pour la croix à Stip et l'a attrapée. Le prêtre local était plus qu'heureux de lui accorder la croix et de la déclarer gagnante.

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