Fil d'Ariane
Simone Ngalula, Monique Bitu Bingi, Lea Tavares Mujinga, Noelle Verbeeken et Marie-Jose Loshi (en partant du haut à gauche) à Bruxelles, le 29 juin 2020.
Simone, Monique, Léa, Noelle et Marie-José : elles sont cinq. Cinq femmes à réclamer justice après "une vie cassée". Nées dans l'ex-Congo belge entre 1946 et 1950, elles poursuivent l’État belge pour crime contre l’humanité. Enlevées et placées dans des orphelinats catholiques où elles ont subi des sévices, puis abandonnées entre les mains des militaires, aujourd'hui, elles attendent réparation.
"Comment est-ce qu'on peut rattraper tout ça ? Toute une vie perdue ! Parce que c'est une vie cassée. Si je ne suis plus là, chez qui mon fils peut-il aller ? Je n'ai pas de famille", s'indigne, la voix tremblante d'émotion, Léa Tavares Munjinga.
Selon des documents officiels issus des archives coloniales, des rapts d’enfants métis ont été organisés par des officiers de l’État belge peu avant l'indépendance de 1960, et mis en œuvre avec le concours de l’Église. Les fonctionnaires de l’État colonisateur recevaient des instructions pour organiser les enlèvements des enfants issus d’une union mixte, en contraignant les mères à se séparer d’eux. Les enfants étaient placés dans des missions catholiques qui se trouvaient sur le territoire du Congo belge, mais aussi au Rwanda, loin de chez eux.
Ce placement forcé d'enfants métis dans des orphelinats au Congo belge est au coeur d'un procès à Bruxelles. Cinq femmes métisses demandent à la justice belge de qualifier cette pratique de "crime contre l'humanité". Elles sont nées entre 1945 et 1950 de la relation d'un homme blanc avec une femme noire dans l'ex-colonie belge, aujourd'hui République démocratique du Congo. Ces cinq femmes aujourd'hui septuagénaires ont saisi la cour d'appel, après avoir été déboutées en première instance en 2021.
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A l'âge de deux, trois ou quatre ans, elles ont été retirées à leur famille maternelle par le recours à la force, aux menaces ou à des manœuvres trompeuses alors que ces enfants n’étaient ni abandonnés ni délaissés, ni orphelins ni trouvés. Elles ont été placées dans des institutions religieuses, où elles disent avoir été victimes de mauvais traitements. Selon leur défense, la pratique relevait de "la politique de ségrégation raciale et de rapts instaurée par l'Etat colonial", et elle a été assortie d'"un vol de l'identité" de ces enfants.
A l’âge de 14 ans, Léa Tavares Mujinga a pu voir son père, par hasard. En octobre 2021, elle racontait : "J’ai vu un monsieur qui me ressemblait. Je lui ai dit : bonjour monsieur. Il a pleuré. Il voulait me prendre dans les bras. Il m’a dit : je ne voulais pas t’abandonner. Il était rentré au Portugal pour préparer mon arrivée. Quand il est revenu, j’avais été enlevée, et il ne savait pas où j’étais".
Les métis étaient écartés car ils mettaient la colonie en danger. Michèle Hirsch, avocate d'une plaignante
"Les métis étaient écartés car ils mettaient la colonie en danger... Leur quête d'identité est encore à ce jour empêchée", affirme Michèle Hirsch, une des avocates de Léa, Monique, Noëlle, Simone et Marie-José qui, serrées sur un banc au premier rang pour assister aux plaidoiries, entourées d'une dizaine de proches.
Les présumés crimes et violations des droits fondamentaux s'étendent de 1948 à 1961, entre la première entrée dans un orphelinat, et le moment où la dernière d'entre elles en est sortie, un an après l'indépendance.
"L’État doit reconnaître le mal qu’il a fait aux 'mulâtres', expliquait Monique Bitu Bingi à l’ouverture du procès en première instance, le mal qu’il a fait aux enfants abandonnés. On nous a détruits. Que l’état accepte ça. On réclame justice. Qu’il reconnaisse ce qu’il nous a fait. On appelait L’État papa. Donc notre papa doit reconnaître le mal qu’il a fait à ses enfants".
Pour toutes les filles qui ont subi la même chose que nous. L'État doit réparer. Il doit assumer matériellement et moralement." Monique Bitu Bingi
A la veille du procès porté à la cour d'appel de Bruxelles les 9 et 10 septembre 2024, elle dit attendre "que la justice soit faite. Que l'État reconnaisse ce qu'il nous a, parce qu'il nous a détruit, il nous a volé notre enfance. On n'a pas de famille, on n'a pas d'identité, on n'a rien, dit-elle à TV5MONDE. Pour toutes les filles qui ont subi la même chose que nous. L'État doit réparer ... Tu ne peux pas tuer quelqu'un et puis demander pardon. Sinon, il n'y a pas de justice. L'État doit réparer, il doit assumer matériellement et moralement."
Ce procès a été le premier en Belgique à mettre en lumière le sort réservé aux métis nés dans les anciennes colonies belges (Congo, Rwanda, Burundi). La plupart d'entre eux n'étaient pas reconnus par leur père, et ne devaient se mêler ni aux Blancs, ni aux Africains.
Nous, les petites filles, on nous a abandonnées. Ils sont partis. On nous a abandonnées sans rien. On nous a laissées dans les mains des militaires qui étaient là. On était devenus des jouets pour les militaires. Monique Bitu Bingi
"Les camions de l'ONU ont pris les religieuses, les prêtres, les abbés, les frères. Et nous, les petites filles, on nous a abandonnées. Ils sont partis. On nous a abandonnées sans rien. On nous a laissées dans les mains des militaires qui étaient là. On était devenus des jouets pour les militaires," se souvient Monique Bitu Bingi au micro de TV5MONDE.
"On nous met toutes en ligne par terre. On nous dit 'Allez écartez les jambes, on va vous montrer comment on met les enfants au monde.' Avec des bougies. Mais nous, à ce moment-là, qu'est-ce-qu'on savait de ça, ?", rapporte Simone Ngalula, racontant le traitement infligé par les militaires.
En 2019, Charles Michel, alors Premier ministre, avait présenté ses excuses au nom de l’État belge pour l’enlèvement forcé et la ségrégation ciblée des enfants métis au Congo, au Rwanda et au Burundi. Le gouvernement belge reconnaissait la "ségrégation ciblée" subie par ces métis des ex-colonies, et déploré des "pertes d'identité" avec la séparation des fratries, y compris au moment des rapatriements en Belgique après l'indépendance du Congo. Mais, après ces excuses, l’Etat n’a pas adopté de loi de réparation. Et, malgré ces excuses, les avocats de l’Etat contestent la qualification de crime contre l’humanité.
En première instance, le tribunal de Bruxelles a jugé que la requête, "introduite plus de soixante ans après les faits, était tardive". En décembre 2021, le tribunal avait surtout considéré que le "crime contre l'humanité" n'existait pas à l'époque en droit belge, l'incrimination n'y étant apparue qu'en 1999.
Un crime ne peut pas être enterré. Un crime doit être dévoilé et traité. L'État belge a commis un crime. C'est un crime contre l'humanité. Monique Bitu Bingi
La défense soutient au contraire qu’au regard du droit international, il s’agissait déjà, alors, d’un crime contre l’humanité, parce que les faits, qui se sont déroulés entre 1948 et 1961, sont postérieurs au jugement du procès de Nuremberg, qui consacre pour la première fois le crime contre l’humanité. Elle met en avant qu’en 1948, un des tribunaux de Nuremberg a estimé que des faits commis par l’Allemagne, qui enlevait des enfants germano-polonais pour les faire adopter par des familles allemandes – et les nazifier – étaient constitutifs de crime contre l’humanité.
J'aimerais bien retrouver mon identité. Et savoir d'où on vient, et où on va. Ce que nos enfants vont devenir, nos petits-enfants ... Ils doivent connaitre aussi notre histoire. Noelle Verbeeken
On estime que 15 000 enfants métis ont subi le même sort que Simone, Monique, Léa, Noelle et Marie-José. "Un crime ne peut pas être enterré, assure aujourd'hui Monique Bitu Bingi au micro de TV5MONDE. Un crime doit être dévoilé et traité. L'État belge a commis un crime. C'est un crime contre l'humanité."
Outre les dédommagements, les plaignantes demandent également que Bruxelles produisent les archives concernant leurs origines. "J'aimerais bien retrouver mon identité. Et savoir d'où on vient, et où on va. Ce que nos enfants vont devenir, nos petits-enfants, confiait de son côté Noelle Verbeeken lors du premier procès, Ils doivent aussi connaitre notre histoire."
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