Discrimination capillaire au travail : vers une loi en France ?

Trop crépus, trop blonde... Le monde du travail reste encore aujourd'hui un secteur où les femmes subissent de nombreuses discriminations, notamment sur leurs cheveux. Une proposition de loi visant à sanctionner ces pratiques a été adoptée en première lecture par les députés.

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Kenza Bel Kenadil

Selon l’étude CROWN 2023 co-menée par Dove & LinkedIn sur la discrimination capillaire :
les cheveux texturés sont 2,5 fois plus susceptibles d’être perçus comme étant moins professionnels, écrit l'influenceuse Kenza Bel Kenadil sur son compte instagram suivi par plus de 260 000 internautes.

© compte instagram @kenzablkn
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"C'est un sujet sérieux, pas seulement une question esthétique", estime Kenza Bel Kenadil, influenceuse aux 260 000 abonnés sur Instagram.

On m'a clairement dit : soit tu rentres chez toi t'arranger les cheveux, soit tu ne viens pas travailler. Kenza Bel Kenadil, influenceuse

Elle-même raconte avoir été "forcée" de "cacher" ses cheveux dans un chignon strict, lors d'une mission d'hôtesse d'accueil. "On m'a clairement dit : soit tu rentres chez toi t'arranger les cheveux, soit tu ne viens pas travailler". Pour elle, cette loi permettrait au moins "d'envoyer un message et de dire à toutes ces personnes que la loi les protège sur tous les points et les autorise à se coiffer comme elles l'entendent".

"Personne ne se dénature les cheveux uniquement pour se conformer à des critères de beauté, les discriminations capillaires impactent la confiance en soi, son identité ou encore ses racines", insiste la jeune femme. Elle raconte également avoir une de ses connaissances "blonde" recalée d'un poste "en raison de sa couleur".

Selon l’étude CROWN 2023 co-menée par Dove & LinkedIn sur la discrimination capillaire :

  • Les cheveux texturés sont 2,5 fois plus susceptibles d’être perçus comme étant moins professionnels.
  • Les femmes métissées/noires aux cheveux texturés sont deux fois plus susceptibles de subir des micro-agressions sur leur lieu de travail que les femmes métissées/noires ayant les cheveux lissés.
  • 2 femmes métissées/noires sur 3 modifient la texture de leur cheveux pour un entretien professionnel et parmi elles, 41% lissent leurs cheveux bouclés.
  • 54% des femmes métissées/noires pensent qu’elles ont plus de chance de réussir un entretien d’embauche en lissant leur cheveux.
  • 31% des femmes blondes se sont teintes les cheveux en brun pour paraître plus intelligentes.
    Les personnes aux cheveux roux subissent de harcèlement scolaire et professionnel lié à la couleur de leur cheveux.
  • 30% des hommes chauves ont moins de chances de progresser dans une entreprise.
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Une loi pour la liberté capillaire

Initié par le député guadeloupéen Olivier Serva, membre du groupe indépendant Liot, le texte, examiné ce 28 mars 2024 à l'Assemblée nationale, a été adopté en première lecture. Il prévoit d'ajouter à la liste des discriminations passibles de sanctions pénales celles relatives à "la coupe, la couleur, la longueur ou la texture des cheveux", en s'inspirant notamment des Etats-Unis. 

Le Sénat américain a mis en place la loi Crown pour interdire toute discrimination liée à la chevelure qu’elle soit naturelle, tressée, "locksée" ou twistée dans les lieux publics et en entreprise. Le Crown Act, qui signifie "Creating a Respectful and Open World for Natural Hair" (créer un monde respectueux et ouvert pour les cheveux naturels, traduction), a été introduit pour la première fois en Californie en janvier 2019, et promulgué six mois plus tard. Il a depuis été adopté dans 25 Etats sur 51, mais pas au niveau fédéral. 

Le port du cheveu naturel, locks, torsades, tresses, afro, roux, blond, a un lien inéluctable avec l'estime de soi. Olivier Serva, député Liot

Le parlementaire mentionne notamment les "afrodescendantes" contraintes de changer de coiffure avant un entretien, alors que "le port du cheveu naturel", "locks, torsades, tresses, afro, roux, blond, a un lien inéluctable avec l'estime de soi".

En France, la loi comptabilise pourtant déjà 25 motifs de discriminations au travail, comme l'âge, le sexe, ou encore l'apparence physique, dont la coiffure fait partie. Mais pour le député, les critères actuels ne suffisent pas à répondre à certaines discriminations à l'embauche. Si la loi est adoptée, la France deviendrait le tout premier pays au monde à traiter cette problématique-là au niveau national.

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Un vide juridique ?

Pour certains avocats ou responsables des ressources humaines, l'utilité d'une telle loi n'est pas manifeste. La promulgation de la loi serait "symbolique" mais ne faciliterait toutefois pas les aspects juridiques. "C'est l'exemple typique d'une mauvaise idée : il n'y a pas de vide juridique", répond à l'AFP Me Eric Rocheblave, avocat spécialiste en droit du travail. Selon lui, le code du travail prévoit déjà que "l'apparence physique est une cause de discrimination", même si la loi "ne prévoit pas de façon explicite la discrimination capillaire"

Ce n'est pas parce que c'est marqué noir sur blanc qu'on va avoir plus de chances devant le juge. Me Eric Rocheblave, avocat spécialiste en droit du travail

En cas de discrimination "en raison des cheveux, d'absence de cheveux, de couleur, longueur ou apparence, je pourrais le rattacher aux textes déjà existants", ajoute l'avocat. "Ce n'est pas parce que c'est marqué noir sur blanc qu'on va avoir plus de chances devant le juge", parce que la question c'est plutôt de prouver "que vous êtes discriminé", nuance-t-il.

Mais pour le député porteur du texte de loi, cette proposition ne vise pas "à rajouter de critères" mais à préciser "l'un des 25 critères présents dans la loi pénale", défend le député Olivier Serva. Il cite notamment sur une étude menée en 2023 par une marque de produits de soins et un réseau social professionnel aux Etats-Unis, selon laquelle un quart des femmes noires interrogées pensent avoir été écartées après un entretien en raison de leur coupe de cheveux.

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Harcèlement sur les réseaux sociaux

Sans possibilité de quantifier le phénomène en France, certains cas médiatisés ont cependant marqué les esprits, comme celui de l'ancienne porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye, dont la coupe afro a entraîné de nombreux commentaires acerbes lors de sa prise de fonction en avril 2019. 

Audrey Pulvar, adjointe à la maire PS de Paris Anne Hidalgo, ou dernièrement Eve Gilles, Miss France 2024, ont également dû affronter critiques et moqueries acerbes et dévalorisantes sur leur coupe de cheveux.

Le sujet est moins trivial qu'il n'y parait, il est même de la plus haute importance politique ! Rokiata Ouedraogo, humoriste

"Il y en a qui les jalouse, d'autres qui en sont dégoutés, et certains même n'hésitent pas à y plonger leurs doigts sans mon autorisation. Vous l'aurez deviné, je veux vous parler de mes cheveux ! (...) Le sujet est moins trivial qu'il n'y parait, il est même de la plus haute importance politique !", lançait Roukiata Ouedraogo sur France Inter dans l'émission Par Jupiter, au moment de la polémique autour des coiffures de Sibeth Ndiaye. 

Des lissages au mouvement "Nappy"

"J’avais déjà eu la peur au ventre à l’idée d’arriver dans les locaux de l’entreprise où je faisais mon stage à cette époque. La raison ? Mes cheveux relâchés, cernés d’un headband. C’est ce que l’on appelle plus communément un afro, mais encore aujourd’hui je me demande si son simple nom n’est pas révélateur de tout ce que cela induit", témoigne la militante afroféministe Mrs Roots sur son blog, "A cette période, je découvris le 'nappy'", (contraction de "nappy"- naturel - et "happy" - heureux -, ndlr).

Pour beaucoup de femmes noires, l’idée de porter leurs cheveux au naturel est insupportable. Chimamanda Adichie Ngozi, écrivaine féministe

Pour Mrs Roots, "le cheveu crépu appartient à un imaginaire raciste en tant que trait négroïde et qu’en tant que femme, elles [les femmes noires] font l’objet d’une pression sexiste visant leur apparence". La militante cite l'écrivaine féministe nigériane Chimamanda Adichie Ngozi : “Je suis un peu fondamentaliste quand cela vient aux cheveux des femmes noires. Les cheveux sont des cheveux – cependant, il y a des questions plus larges : l’acceptation de soi, l’insécurité et ce que le monde vous dit être beau. Pour beaucoup de femmes noires, l’idée de porter leurs cheveux au naturel est insupportable.”

Lire dans Terriennes :

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A Abidjan, la beauté se conjugue aussi en cheveux crépus

Au Québec aussi le mouvement "nappy" s'étend, pour retrouver son cheveu et bien plus