Fil d'Ariane
"Quand j’ai découvert les films de Cecilia Mangini, certains ancrés dans les rituels populaires religieux, d’autres mêlés aux gestes du travail des ouvrières et des paysannes, ou des femmes, d’autres encore inspirés par la fougue de l’enfance ou les blessures de la pauvreté, j’ai compris que l’image me tenait prise, comme depuis toujours l’humanité, entre le ciel et la terre, entre la fascination et le réel," se souvient Jackie Buet, directrice du Festival Films de Femmes de Créteil, dont Cecilia Mangini fut l'invitée d'honneur en 2011 .
Dès ses débuts, Cecilia Mangini pose un regard engagé, attentif et personnel sur l’individu et la société. La pionnière italienne du documentaire explore des sujets brûlants et politiques, tels que la condition des femmes, la jeunesse aux prises avec la pauvreté de l'après-guerre en Italie, les racines du fascisme, la marginalité, l’immigration ou les injustices sociales.
Cecilia Mangini est née à Bari, dans la région des Pouilles, dans le sud de l'Italie, une région déshéritée dont elle ne cessera de documenter la vie au fil de ses créations. Par la suite, sa famille s'installe plus au nord, à Florence, puis, devenue photographe, et cinéaste, Cecilia Mangini travaille à Rome.
En 1952, elle effectue son premier reportage photographique à Lipari, une île au large des Pouilles et de la Sicile. Elle enregistre les visages, les gestes du travail manuel et les corps des mineurs qui travaillent dans les carrières de pierre.
En 1956 et 1957, Cecilia Mangini produit pour la revue Rotosei deux séries de photographies, à Milan, sur les textes du journaliste et romancier Elio Vittorini et de l'écrivain Riccardo Bacchelli. Elle photographie l'Italie divisée entre les traditions et la modernité, symbolisées par les usines plantées en plein champ dans l'après-guerre
En 1958, Cecilia Mangini abandonne la photographie pour le cinéma. Elle réalise Ignoti alla Città, (ignorés par la ville). Elle filme les bidonvilles de la périphérie de Rome, et les jeunes désœuvrés dont Pier Paolo Pasolini avait fait le portrait dans son roman Le Ragazzi di Vita. Le film est censuré pour incitation à la délinquance. Cecilia Mangini est la seule femme de cette nouvelle génération de cinéastes italiens du néoréalisme, dont Giuseppe Ferrara, Gianfranco Mingozzi, Luigi Di Gianni et le mari de Cecilia Mangini, Lino del Fra.
En 1959, pour son deuxième documentaire Maria e i Giorni, elle fait le portrait d'une femme, paysanne dans sa région natale des Pouilles.
C'est en collaboration avec Pier Paolo Pasolini que celle qui se définit comme une "communiste hérétique" réalise ses premiers films. Pasolini écrit les textes de commentaire, Cecilia Mangini réalise et la musique est signée du compositeur d'avant-garde Egisto Macchi. Cette combinaison de texte d'une haute qualité littéraire, de musique d'avant-garde et de sensibilité visuelle allait façonner l'œuvre de Mangini tout au long de sa vie.
En 1959, elle réalise Stendalì. Le texte est composé par Pier Paolo Pasolini, de poésies populaires en griko, un dialecte parlé dans la région de Salento, héritage du grec de l’Antiquité. Ce film retrace un rite de lamentation lors du deuil.
Pier Paolo Pasolini, photographié en 1958 par #CeciliaMangini pic.twitter.com/TQd1vXck3J
— the thing (@YannBreheret) January 22, 2021
En 1961, Cecilia Mangini filme dans la banlieue romaine La Canta delle Marane. Elle demande à Pier Paolo Pasolini d'écrire le commentaire. Celui-ci écrit les textes de trois des courts métrages documentaires, Ignoti alla città, Stendalì et La canta delle marane.
En 1962, Cecilia Mangini, Lino Del Fra et Lino Miccichè réalisent un documentaire All’Armi, Siam Fascisti à partir d’archives issue de la propagande visuelle des régimes fascistes. Le film est une réaction à l'alliance, en 1960, des démocrates chrétiens et du mouvement fascine Movimento Sociale Italiano pour former le gouvernement. Il sera censuré pour avoir montré et dénoncé les collusions entre le Vatican et le régime fasciste de Bénito Mussolini. Entre décembre 1964 et mars 1965, Cecilia Mangini effectue un reportage avec son mari Lino Del Fra, au Vietnam pour soutenir la cause du Vietnam du Nord.
En 1965, être femme, photographe, réalisatrice et révéler la réalité de la condition des femmes italiennes ne va pas de soi. Cecilia Mangini dénonce ici le système patriarcal, mais aussi capitaliste, que les femmes devaient affronter à l’époque et qui persiste encore aujourd’hui.
Dans ce court métrage, elle dit la souffrance et l’oppression, mais aussi leur grande force de résistance et de combativité.
À l'opposé des modèles féminins proposés par l'industrie culturelle - les stars du cinéma et les mannequins des magazines de mode -, Cecilia Mangini choisit ses protagonistes parmi de vraies femmes, de tous âges et de toutes régions : ouvrières, paysannes, travailleuses à domicile, émigrantes, femmes au foyer, femmes âgées et très jeunes filles. La destinée de ces femmes est marquée par la lutte : lutte syndicale contre l’exploitation et les différences salariales, lutte contre la discrimination, lutte pour la paix, la défense des libertés et de la démocratie. Et cette lutte quotidienne des femmes qui, chaque jour, doivent relever le défi de concilier travail et famille.
Elle tente une description quasi exhaustive des situations sociales qui font violence aux femmes, en alliant des réponses cinématographiques très diverses - montage d’archives, reportage, entretien, mise en scènes. Très présente, la voix off et la musique accompagnent cette exploration, non sans virtuosité.
En 1965, le film remporte le Prix spécial du Jury du festival de Leipzig, mais l'Italie lui refuse l'indispensable visa de qualité, ce qui équivaut à en empêcher la diffusion.
Vers la fin de sa carrière cinématographique dans les années 1980, Cecilia Mangini revient à ses premières amours et à Pasolini. Avec Lino Del Fra, elle réalise un documentaire en plusieurs parties pour la télévision italienne sur la moralité sexuelle et les idées sur les rôles des sexes en Italie. L'oeuvre de Cecilia Mangini est le récit d’une vie consacrée au cinéma pour raconter son pays, une Italie, qui, à partir des années 1950, rompt peu à peu avec les séquelles du fascisme pour développer une société industrielle. Une oeuvre qui a fait de Cecila Mangini une figure légendaire du circuit international des festivals de cinéma.
► Le festival international de films de femmes de Créteil lui consacre une belle rétrospective pour la première fois en France, en mars 2011.
► Au Festival Cinema Del real, elle rencontre Agnès Varda en juillet 2011, à l’invitation du directeur artistique Paolo Pisanelli, complice et ami de Cecilia. Un rendez-vous historique pour ces deux pionnières qui ne se connaissaient pas.
Pionnière, esprit libre, frondeuse, éprise de justice, l’immense cinéaste Cecilia Mangini nous a quitté pic.twitter.com/SziSkxy9Aq
— Cinéma du réel (@Cinemadureel) January 25, 2021
► En 2014, elle se rend au Canada pour son hommage à la Cinémathèque de Montréal puis à Québec avec Vidéo Femmes de Québec.
► En novembre 2019, le Centre Pompidou lui rend hommage à l'occasion de la programmation "Femmes Cinéastes", Carte blanche offerte au FIFF par La Cinémathèque du documentaire à la BPI.
Voici mes photos de #CeciliaMangini en 2019 au @CentrePompidou, lors de l'hommage rendu par la @cinedudoc et la @Bpi_Pompidou
— the thing (@YannBreheret) January 22, 2021
J'etais au premier rang. Une place était libre à côté de moi, elle m'a demandé si elle pouvait s'y asseoir. Quelle émotion... pic.twitter.com/TbNaCwylFv
Un florilège de ses courts métrages, y compris Le Vietnam sera libre (coréalisé avec Paolo Pisanelli en 2018), a été présenté lors d’une séance en sa présence.
► En novembre 2020, l’Association du Musée National du Cinéma (AMNC) lui remet le prix "Maria Adriana Prolo Career Award 2020", à l’occasion de la 38e édition du Festival du Film de Turin.
► En 2020, Due scatole dimenticate ("Deux boîtes oubliées"), dernier long-métrage documentaire tourné par Cecilia et Paolo Pisanelli, est projetée au Festival International du Film de Rotterdam.
El cine italiano despide a una de sus más aguerridas documentalista: #CeciliaMangini https://t.co/R9bxbb3uqd
— Luis Ernesto Doñas (@ernesto_donas) January 22, 2021
Le festival international de films de femmes de Créteil lui rendra hommage du 2 au 11 avril 2021.
"L’aventure du cinéma de Cecilia, toujours partagée avec Lino Del Fra, son mari, compagnon de vie et de travail, se fait narration d’une bataille politique et culturelle menée avec courage dans une période qui, surtout au cinéma, fut une des plus vitales de l’histoire italienne. Cecilia vit son travail comme un défi ouvert, dans la conviction que le cinéma devait devenir le terrain de cette lutte contre le conformisme des idées et la résignation des politiques.
Toute son œuvre s’insère dans une période particulièrement fertile pour le documentaire italien, avec d’autres cinéastes importants contemporains, parmi lesquels le grand Vittorio De Seta, Luigi Di Gianni, Giuseppe Ferrara et Gianfranco Mingozzi. Sans former une véritable école du documentaire, tout en gardant leurs démarches et leurs poétiques singulières, cette génération de réalisateurs obstinés réussit à sauver le documentaire italien de la médiocrité. Chacun l’a fait à sa manière, témoin d’un monde qui changeait rapidement sous les coups du progrès économique.
Véritable héritier du Néoréalisme, le documentaire italien continua à raconter son pays même et surtout dans ses aspects les plus durs, comme Zavattini, De Sica, Rossellini l’avaient fait.
A travers le documentaire et grâce à la participation déterminante des études de l’ethnologue Ernesto De Martino et d’autres intellectuels spécialistes de la "question du Midi", un monde méconnu apparaissait pour la première fois à l’écran : le sud magique, sous-développé, écrasé par la misère mais encore vital à l’écran dans ses manifestations culturelles.
Ce sud trouvait dans ce monde magique les réponses culturelles pour faire face aux risques d’une société affaiblie par la pauvreté. La rencontre de Cecilia, née dans les campagnes ensoleillées des Pouilles, avec De Martino laissera une trace indélébile dans son cinéma, même au-delà des thématiques spécifiquement ethnologiques. On retrouve cette trace dans l’intérêt pour la vie des humbles, des marginaux, de ces "ignorées de la ville" restés en retrait dans la course au bien-être.
Ainsi, ce n’est pas un hasard si les débuts de Mangini se font en collaboration avec Pier Paolo Pasolini, avec qui la réalisatrice partageait le même désir d’enquêter sur la société et de la défendre de l’atomisation et de l’homologation causées par la société de consommation. C’est précisément dans les banlieues de La canta delle marane ou dans le milieu paysan de Stendalì qu’une bataille fondamentale pour la justice sociale se joue. Les films de Ceilia Mangini ne se limitent pas à la description ; ils exigent une implication émotionnelle et intellectuelle constante des spectateurs, appelés à une interprétation critique des événements racontés sous un point de vue jamais neutre."
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