Fil d'Ariane
Janvier 2016. Alors que le festival d’Angoulême brillait par l’absence de femmes dans sa sélection initiale pour le Grand Prix, le Centre Pompidou (Beaubourg) à Paris inaugurait la première rétrospective consacrée à la dessinatrice Claire Bretécher. L'occasion, pour Terriennes, de découvrir ou de se replonger dans l’univers singulier de la créatrice des Frustrés, mais surtout de l'excellente Agrippine.
Si Claire Bretécher a joui d’une popularité inouïe des années 1970 à 1990, dans la foulée de la parenthèse enchantée de mai 1968, elle est plutôt méconnue des générations ultérieures. L’illustratrice a pourtant marqué de son talent et de sa sagacité l’univers, presque exclusivement masculin, de la bande dessinée. L’exposition qui lui est consacrée en 2016 à Paris révèle une artiste accomplie, à l’œuvre prolifique. Du Nouvel Observateur à Pilote en passant par Spirou, ses collaborations avec la presse sont multiples. Et elles ont donné naissance à ses personnages emblématiques féminins comme Cellulite.
Ces personnages - Agrippine, Les Mères, Thérèse d'Avila etc. - ont cette faculté de retranscrire avec justesse, et un humour toujours caustique, les relations humaines et les rapports sociaux. Claire Bretécher, en véritable avant-gardiste, aborde à travers eux la libération sexuelle, l’homosexualité, le féminisme, la famille, l’adolescence, l’argent… Sa clairvoyance sur la société a même fait dire au sémiologue français Roland Barthes qu’elle est la "meilleure sociologue de l’année", en 1976.
Mais le travail de Claire Bretécher ne se limite pas à la bande dessinée. Ses créations sont nombreuses, notamment dans la publicité. Celle pour les Galeries Lafayette met en scène la géniale Agrippine, adolescente en pleine crise, créée en 1988. Et parce que Claire Bretécher ne s’est pas arrêtée, même après la parution de son dernier album Agrippine déconfite en 2009, elle a signé des peintures et portraits empreints de sensibilité.
En 2012, elle fait le bilan sur le plateau de TV5MONDE :
Claire Bretécher, une féministe incarnée
Isabelle Bastian-DupleixPourquoi faire une rétrospective sur le travail de Claire Bretécher ?
Claire Bretécher est une grande artiste. Mais elle n’a jamais bénéficié d’une exposition rétrospective. Elle a pourtant été très connue et célèbre puisqu’elle dessinait chaque semaine dans Le Nouvel Observateur. Aujourd’hui, elle l’est beaucoup moins parce qu’elle n’a pas sorti d’album depuis longtemps (le dernier en 2009, ndlr). L’exposition permet donc de montrer 50 ans de travail dans la bande dessinée et aussi ses peintures qui sont fabuleuses. Elles m’ont éblouie quand j’ai vu toutes ces toiles de styles très différents.
Claire Bretécher est une artiste dans le sens où elle cherche à représenter ou à signifier l’essence de quelqu’un par différents moyens. Quand on se penche sur ses recueils de dessins et de peintures, on se rend compte que lorsqu’elle estime son travail est abouti, elle passe à autre chose. Faire cette exposition à la bibliothèque du Centre Pompidou en plein cœur de Paris revêt une dimension artistique à sa hauteur.
La bande dessinée était un univers essentiellement masculin à ses débuts. Comment a-t-elle réussi à s’imposer ?
Elle ne se laisse pas marcher sur les pieds. Par personne. Elle est assez réservée, notamment dans les conférences de rédactions comme celle de Pilote. Les archives audiovisuelles en témoignent. Excellente dessinatrice, elle a su s’imposer par la force de ses histoires, ses dessins, son talent. Elle travaille énormément. Ses illustrations ont l’air jetées, mais ce n’est pas le cas. Les postures, les mouvements, les attitudes sont très travaillés.
Claire Brétecher a-t-elle été la porte-parole du féminisme ?
Même si elle se dit très féministe, l’effet dogmatique des féministes l’a agacée. Elle dit qu’elle n’est pas militante. Elle a horreur de manifestations, des engagements. Elle est très libre. On peut la qualifier de féministe incarnée, parce que son parcours montre qu’elle a tout fait pour être indépendante. Lorsqu’elle arrive en 1960 à Paris, a vingt ans, elle veut se faire une place et gagner de l’argent. En 1975, elle devient connue grâce aux Frustrés dont elle publie le premier album en auto-édition. Cela se faisait peu, mais elle l’a fait parce qu’elle n’était pas satisfaite des conditions financières que lui proposaient les éditeurs.
Elle a aussi une grande liberté de pensée. Elle est très moqueuse, parfois cruelle avec tout le monde. Y compris avec elle-même. Rien ne lui échappe jamais. Daniel Arras, un historien de l’art, dit qu’elle touche juste parce qu’elle voit juste. Elle est sans concession et extrêmement lucide sur les rapports de domination, les rapports intimes et les rapports sociaux.
Elle faisait dire à ses personnages ce qu’elle pensait d’une manière très détournée. Elle a ainsi su retranscrire les luttes des femmes, les antagonismes des relations entre hommes et femmes, la permanence des relations humaines (couple, famille, parents). Ces thèmes étaient très peu traités en BD à l’époque. C’est sans doute la raison pour laquelle elle a eu un tel succès auprès de femmes.
Son travail a-t-il fait évoluer l’univers de la bande dessinée ?
Claire Bretécher a certainement ouvert une voie. Elle s’explique l’absence de femmes dans cet univers par le fait que la BD était plutôt réservée aux garçons. Donc les femmes ont moins cherché à s’y faire une place. Elle a sans doute donné envie à d’autres femmes de dessiner.
Elle a su attirer un lectorat féminin parce que les personnages que l’on voit dans les BD, comme Bécassine ou Barbarella, ne collent pas à la réalité selon elle. Barbarella est à la fois une bombe et une aventurière, un trait de caractère qui était l’apanage de personnages masculins. Elle trouve que personne ne peut s’identifier à Barbarella et a donc créé des personnages qu’elle trouve normaux. Cellulite, par exemple, est une princesse mais elle n’est pas jolie. Elle n’a pas beaucoup d’atouts, un sale caractère et cherche le prince charmant. Cellulite drague, ce qui pour l’époque (1969) est assez incongru. Claire Bretécher a tendance à inverser les rôles dans ses histoires.
On lui reproche de dessiner des personnages moches, des femmes moches. Elle rétorque en disant qu’elle dessine les gens qui l’entourent. Elle-même est sublime, mais elle ne se gâte pas lorsqu’elle se représente. Elle ne se trouve pas belle. Finalement, elle a juste l’impression de dessiner des gens normaux.
Que pensez-vous de la polémique autour du festival d'Angoulême ?
Je pense que cette polémique a été bénéfique dans la mesure où elle a mis en lumière l'absence de femmes dans la liste pour le Grand prix du Festival. Elle a aussi permis un mouvement de solidarité de la part d'auteurs hommes indignés par cette injustice. Les organisateurs du Festival prendront très certainement en compte la dimension sexuée en établissant leurs prochaines sélections.
De façon plus générale, je pense que cette polémique rend visible une fois de plus la structure profondément sexiste de la société française.
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