Division genrée des spécialités : aux hommes les empires, aux femmes les "satellites" ?

Depuis le 24 février 2022, le conflit entre l'Ukraine et la Russie fait les gros titres des journaux, à la télévision, à la radio, comme en presse écrite. Et là, au milieu des géopoliticiens, militaires et autres spécialistes, émergent peu à peu des femmes, historiennes ou sociologues, expertes de pays qui, d'ordinaire, ne défrayent pas la chronique. Pourquoi ce clivage genré des spécialités ? L'éclairage d'Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés post-soviétiques.
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Le 24 février 2022, quelques heures après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, un plateau de télévision rassemble 4 experts pour décrypter la situation, tous des hommes.
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Quand il s'agit de Russie, les experts convoqués pour expliquer la situation dans les médias sont en majorité masculins, mais quand on parle de Moldavie, de Géorgie ou d'Ukraine, ce sont plutôt des femmes qui maîtrisent le sujet.  Pourquoi y a-t-il davantage d'hommes dans les domaines plus visibles et prestigieux et plus d'expertes sur les questions considérées -jusqu'ici- comme "périphériques", comme l'Ukraine ? 
Ce rapport genré dans les médias reflète la répartition des domaines de spécialité qui prédomine dans les études universitaires. Aux hommes le cœur des empires – la Russie, en l’occurrence – et les thématiques régaliennes, la défense, la géopolitique, les relations internationales. Aux femmes les anciens Etats satellites et l’histoire sociale. "C’est un phénomène qui n'est pas spécifique à la France et qui bien sûr,  n'est pas une règle absolue, car il y a des exceptions des deux côtés", souligne Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés post-soviétiques.

Spécialiste de l'Ukraine et de la Russie post-soviétique, chercheuse à l’Institut des sciences sociales du politique et maîtresse de conférences à Paris Nanterre, Anna Colin Lebedev propose son éclairage à cette division genrée des domaines d'expertise.

Entretien avec Anna Colin Lebedev

Terriennes : d’où vient cette division genrée des thématiques ?

Anna Colin Lebedev : elle se retrouve de manière générale dans les sciences sociales. Géopolitiques, relations internationales et autres domaines régaliens sont plus masculins ; tandis que les sujets de société sont plus féminins.

Anna Colin Lebedev
Anna Colin Lebedev
©Université Paris Nanterre

Cette répartition genrée remonte à une distribution inégale des ressources, même si cela est moins visible dans un pays comme la France, où il y a moins de ressources à distribuer que dans d’autres pays et où, à l’université, les positions de pouvoir ne sont pas vraiment des positions de pouvoir. Les métiers de recherche qui se dégradent en termes de prestige, de visibilité et de finances se féminisent. 

Appliqué aux études postsoviétiques, ce phénomène rejoint la question des études centrales et périphériques : comme les études russes sont davantage dotées que les études ukrainiennes, moldaves ou biélorusses, il est logique qu’elles reflètent la division genrée des spécialités et qu'elles soient davantage investies par des femmes.


Pourtant, dès que l'Ukraine devient centrale, les plateaux de télévision restent parfois très masculins...

A nous, chercheuses, cela pose surtout la question de la domination de la géopolitique sur nos analyses des sociétés postsoviétiques. Certes, la grille de lecture géopolitique est la plus facile. Elle est aussi celle qui est la plus m’as-tu-vu car elle s’appuie sur des généralités et des concepts lourds, comme "l’Otan" ou "les puissances". Dans les médias, nous bataillons moins en tant que femmes qu’en tant que spécialistes des sciences sociales face à la grande géopolitique. Et pourtant, ce sont les sciences sociales qui éclairent l’arrière-plan.

La différence ou la similitude genrée n’est ni un handicap, ni un atout, c’est un outil.
Anna Colin Lebedev

Sur les plateaux, parmi les personnes qui viennent parler de politique internationale, les hommes sont surreprésentés et les livres d’analyse géopolitique sur la recomposition des équilibres mondiaux sont beaucoup signés par des hommes. Mais c’est une question de pertinence de cadrage – géopolitique contre sociale - davantage qu’une question genrée.

Affaires militaires et géostratégie : deux hommes sur le plateau de TV5MONDE.
Le général Vincent Desportes, ancien directeur de l'Ecole de guerre, et le géostratège François Heisbourg dans le 64' .

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Comment gérez-vous la situation face à des interlocuteurs uniquement masculins, des militaires, par exemple ?
 
J’ai beaucoup travaillé sur les questions liées au militaire, sur les combattants et les anciens combattants. Conduire un entretien avec un ancien combattant ou une association d’anciens combattants, alors qu’on est une femme, jeune, qui plus est, ca oblige à poser les questions d’une certaine façon, mais ça permet aussi d’avoir accès à certains thèmes auquel un homme ne pourrait pas avoir accès. La différence ou la similitude genrée n’est ni un handicap, ni un atout, c’est un outil.

Face à des experts militaires, sur un plateau de télévision, je suis ravie. Ils ont la compétence pour évaluer la configuration armée, ce que représente chaque arme, quel entraînement il faut pour les manier. Ce sont des spécialistes qui m’apportent un savoir que je n’ai pas et à qui j'apporte un savoir qu’ils n’ont pas.