C’est un moment douloureux et effroyable.
Je me rappelle le 12 janvier 2010. A 9h, je me rends à un rendez-vous pour un entretien d'embauche au sein d’une entreprise de construction. J'en sors vers 11h après avoir rencontré le PDG et sa femme. Juste avant de partir, il me promet de me donner une réponse dans la journée.
Entre 11h et midi, je retrouve ma famille chez moi, mes parents et deux de mes frères et sœurs sont présents, d'autres sont au cybercafé et au travail. J’en profite pour faire un compte rendu de mon entretien avec mes parents.
Stressée de savoir si je vais obtenir une réponse positive, je suis constamment sur mon téléphone pour attendre des nouvelles. Vers 16h ou 17h, je suis en train de marcher entre ma chambre et celle de ma mère quand je sens des secousses. Mais elles ne sont pas effrayantes, parce-que j’avais déjà senti des petites secousses comme ça. Ça n’avait jamais duré et je me dis que c’était la même chose. Mais cette fois les secousses ne font qu’augmenter. La maison tangue. Les vitres tombent.
Une de mes petites sœurs qui est au bord d’une fenêtre, tombe, mes parents s’agrippent à un mur dans la cuisine. La maison des voisins tangue aussi donc on ne voit plus rien, que de la poussière et de la terre. Les verres, les tasses, la télévision, tout tombe et ça ne s’arrête pas.
J’ai cru que c’était la fin, est-ce qu’on va mourir ? Est-ce que c’est la fin pour Haïti ? En regardant ma maison, j’ai tout de suite compris que ça n’allait pas et je suis allée vérifier que toute ma famille allait bien.
Les gens sont à genoux, pleurent, demandent à Dieu de les pardonner.Rachel St Fort
En sortant de chez moi, il y a comme une impression de vide, les gens sont à genoux, pleurent, demandent à dieu de les pardonner. Mais au début on ne voit pas grand-chose à cause de la fumée et de la poussière. C'est quand la fumée est partie qu'on a commencé à voir les scènes d’horreur de nos propres yeux : des corps sans vie, des femmes aux cheveux ébouriffés avec du sang qui coule, des membres en moins, des brûlures.
Tout le monde criait, les maisons tombaient, c’était le chaos, le désespoir. Les secousses ont duré 33 secondes. J’ai appelé mes proches d’une cabine téléphonique, ils allaient presque tous bien. Tous les bâtiments, écoles, hôpitaux, étaient détruits.
J’ai perdu une amie à moi, qui s’est retrouvée sous les décombres de l’université de Port-au-Prince. Elle n’a pas pu être sauvée car on n’arrivait pas à la géo localiser, le pire dans tout ça c’est qu’elle nous envoyait quand même des messages, mais on pense qu’elle est morte asphyxiée. On a retrouvé son sac et ses livres. Jusqu’à aujourd’hui, on n’a jamais retrouvé son corps.
Beaucoup sont nus, les gens dorment à ciel ouvert.Rachel St Fort
Beaucoup d’entre nous sont morts par manque de formation, manque de sensibilisation, on ne savait pas quel comportement adopter lors des secousses. Par exemple, un de mes frères est rentré dans la maison alors qu’il était dehors au moment des secousses, ce n’était pas le bon geste à adopter, mais il ne savait pas quoi faire. Haïti aurait pu éviter beaucoup de morts, si le peuple avait été formé et qu’on avait eu des simulations. Ce jour-là, on a eu trop de pertes humaines.
Les gens erraient dans les rues avec ce qui leur restait. Ceux qui ne peuvent pas marcher demandent de l’aide. Beaucoup sont nus, les gens dorment à ciel ouvert. Ma maison n’a pas été détruite mais j’ai dormi deux jours dehors avec mes voisins, par peur. On n’avait plus de repères. Je me suis dit : si je vais mourir, autant mourir tout de suite... On ne voyait pas l’aide arriver. Complètement coupés du reste du pays, on ne savait pas ce qui se passait dans les autres villes, on perdait espoir.
Chaos et violences sexuelles
Profitant de ce chaos, des hommes trouvaient des moyens de pression pour obliger les femmes, des mères comme de jeunes filles à avoir des rapports sexuels avec eux. Ils ne se contentaient pas que de violer, mais aussi d’utiliser des objets pour les mutiler. Beaucoup de femmes sont tombées enceintes avec des inconnus pour la majorité. Sachant qu’il n’y avait plus de tribunaux et que tout était détruit, ils savaient qu’ils pouvaient faire tout ce qu’ils voulaient.
Le soir, les gens partaient de chez eux pour aller dans des camps, pour récupérer à manger, c’est à ce moment-là que les enfants en profitaient. Tout le monde se sentait adulte, certains n’avaient plus de parents. Ils faisaient ce qu’ils voulaient et beaucoup d’enfants ont donc eu des rapports et enfanté. Ils sont allés chercher le plaisir ailleurs. Les gens cherchaient à oublier ce désastre, et pensaient que c’était la fin donc en profitaient. Neuf mois après le séisme beaucoup d’enfants sont nés.
Je n’ai pas remarqué de surveillance policière avant plusieurs mois. Mais ce genre de violences sexuelles existaient bien avant les secousses.
Les violences sexuelles subies par les femmes et les filles haïtiennes ont augmenté depuis le séisme, selon une enquête de l'UNICEF Avant le séisme, les violences, notamment sexuelles, contre les femmes et les filles étaient en diminution à Haïti. Avec la précarité liée au tremblement de terre, ces abus ont repris. La vie quotidienne entre les parois d'une tente ou d'une petite maison n'offre aucune intimité. A la nuit tombée, les latrines mal situées ou inexistantes obligent les femmes et les enfants à se cacher dans des zones non éclairées. Peu de gens se sentent en sécurité. « Depuis le séisme, la population a augmenté, ainsi que les cas de violence à l'encontre des femmes, raconte Marc-Anglade Payoute, juge de paix à Anse-à-Pitre. La police et le système judiciaire font tout leur possible. Nous continuons à effectuer des arrestations. »
Catherine Maternowska, spécialiste de la violence à l'encontre des femmes pour l’Unicef, est arrivée à Haïti dans les années 80. Pour elle, rien de nouveau : les situations d'urgence augmentent la vulnérabilité des filles et des femmes face à la violence sexuelle et sexiste. « La violence sexuelle n'est pas inévitable, affirme-t-elle. Le mouvement des femmes en Haïti s'efforce depuis longtemps de changer les lois archaïques du pays qui font que les femmes et les filles sont gravement désavantagées dès la naissance. Aujourd'hui en Haïti, les groupes de soutien enseignent aux hommes et aux femmes comment éviter la violence et comment créer des espaces sûrs pour leurs filles. »
Lire notre article : Education sexuelle et contraception en Haïti : Nadine Louis Similien lutte pour l'autonomisation des filles
La reconstruction, pas pour les filles ?
Ce n’est que des années après que les autorités ont commencé à comprendre qu’il fallait reconstruire. La nourriture n’était plus la seule priorité. Des lycées pour des garçons ont été reconstruits mais pas les lycées de référence pour les filles comme le lycée Marie-Jeanne. Une formation de qualité qui manque aux jeunes filles. Je me demande pourquoi jusqu’à présent ils ne sont pas reconstruits. Les filles apprennent dans des conditions qui ne facilitent pas leur apprentissage. Je n’ai rien contre la construction des lycées pour les garçons mais il faut qu’ils fassent la même chose pour les filles.
Les "pylônes" de la société
Je pensais ne pas avoir été atteinte psychologiquement mais au final j’ai eu mes règles à deux reprises le mois du séisme. C’est à ce moment-là que j’ai compris que j’avais été touchée. Notre quartier et nos maisons étaient devenus nos ennemis. Je ne pensais plus à mon entretien d'embauche, il n'étais plus important. En revanche, la survie était primordiale.
Neuf mois après le séisme, la vie a repris son cours grâce à la rentrée scolaire, je me suis dit que je devais aussi reprendre la mienne.
C'est à ce moment là que j'ai repensé à l'entretien et figurez-vous, ils m'ont rappelé et j'ai été prise ! J'ai aussi appris que la femme de mon patron que j'avais rencontrée ce jour-là était morte de façon héroique, elle avait décidé de sauver une adolescente et de se sacrifier le jour du séisme.
Dix ans après le séisme, nous les femmes, on se bat pour avoir des emplois, pour trouver notre place au sein de la société. On dit chez nous que les femmes sont les "poto mitan" de la société, en créole cela signifie "les pylônes" de la société.