Fil d'Ariane
Après vingt mois d'existence du site web "Stop djihadisme" dédié au combat contre la radicalisation sur le territoire français et du numéro vert associé (0 800 00 56 96) , le ministère de l'Intérieur livre des indications sur les profils des individus volontaires au djihad en France.
Parmi eux, des femmes, en nombre. Selon le ministère, elles seraient 1400 sur 3645 candidats français au djihad à se rendre dans les zones de combats, notamment celles contrôlées par le groupe "Etat islamique".
Hasna Aitboulahcen, Française de 26 ans, cousine du commanditaire Abdelhamid Abaaoud des attentats de Paris du 13 novembre, était l'une d'entre elles. Elle est morte dans l'assaut des forces de police à Saint Denis le 18 novembre 2015.
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Pendant longtemps, les services antiterroristes les ont moins prises en considération que les combattants masculins. Mais aujourd'hui, elles commencent à être vues comme une menace tout aussi préoccupante.
En 2015, le centre de prévention des dérives sectaires liées à l'Islam (CPDSI), créé par Dounia Bouzar, a été mandaté par le ministère de l’Intérieur comme cellule mobile d'intervention (CMI) en "déradicalisation" d'adolescents sur le territoire français. L'anthropologue ne fait pas l'unanimité, ses méthodes sont parfois contestées, mais depuis sa création en 2014, l'association a suivi environ 700 jeunes, dont de nombreuses femmes, et les parents y sont réconfortés.
Très peu d’anciennes délinquantes, mais plutôt des profils au parcours scolaire brillant
Dounia Bouzar
Entretien avec Dounia Bouzar, anthropologue de formation, directrice du CPDSI, et auteure de plusieurs ouvrages sur le "désembrigadement" de djihadistes.
Dounia Bouzar : Les filles que nous suivons dans le Centre de prévention sont issues de milieux sociaux très divers, encore plus que les garçons.
Nombreuses sont celles qui ont été élevées dans des familles athées, quelle que soit leur origine. D’autres, sont issues de familles catholiques et musulmanes. Et les seules familles juives touchées concernaient trois filles radicalisées. Elles sont aussi très jeunes, âgées d'à peine plus de 10 ans.
Nous avons par ailleurs très peu d’anciennes délinquantes, mais plutôt des profils au parcours scolaire brillant. Alors que les garçons sont plutôt en absence de repère.
A l’origine, ce sont aussi des filles hypersensibles, qui souhaitaient s’engager dans des métiers altruistes comme assistante sociale, médecin, puéricultrice, humanitaire. Elles sont toutes en quête d’un monde meilleur, de se sentir utile. Même si en parallèle, les parents décrivent toujours des enfants avec des difficultés relationnelles.
Combien de jeunes filles sont-elles suivies au CPDSI ?
D.B : Autour de 65 à 70% des parents qui contactent le centre le font pour signaler le comportement de leur fille. Nous ne savons pas encore pour quelles raisons il y a plus de signalements de filles que de garçons radicalisés. Comme si la radicalisation des jeunes femmes était plus visible. Ou alors, les parents sont-ils plus attentifs quand il s’agit d’une fille ?
Comment les rabatteurs français recrutent-ils ces jeunes filles en France ?
D.B : Elles sont toujours approchées via Internet avec des vidéos montrant des massacres d’enfants en Birmanie, en Centre-Afrique, en Syrie, tirés de vrais événements. Mais les montages réalisés accentuent l’horreur.
L’objectif est de susciter chez elle une culpabilité pour les convaincre d’aller sauver ces enfants musulmans. C’est une accroche pour les rabatteurs. Et très vite, ils leur transmettent un sentiment de persécution, puis de haine, contre tous ceux qui ne sont pas comme elles. Contre tous ceux qui ne font pas partie de leur groupe virtuel, qui ne sont pas élus pour aller sauver ces enfants, alors considérés comme des complices des puissants qui organisent ce complot contre l’Islam.
Par ailleurs, plus de 50% des jeunes femmes que nous suivons, ont été victimes d’un abus sexuel réel ou symbolique - lorsque l’enfant est abusé psychologiquement - et qui n’a pas été traité. Les rabatteurs leur proposent un écrin, le Niqab, qui est aussi un écran, comme une frontière infranchissable entre elles et les hommes en l’occurrence. Un monde sans mixité. En parallèle, ils leur promettent un héros qui soi-disant régénère le monde et qui ne peut leur faire que du bien.
Ces jeunes femmes peuvent autant basculer que les hommes dans l’idée de tuer
Ces jeunes femmes radicalisées tiennent-elles un rôle spécifique au sein de la cellule terroriste ?
D.B : Les jeunes filles sont d’abord recrutées pour faire des enfants à leur époux – elles ne peuvent pas mettre un pied au « Califat » sans être mariées – et les élever comme des « petits djihadistes ». Mais pas seulement. Le propre du discours que j’appelle le nouveau discours djihadiste, qui s’est beaucoup affiné depuis deux ans, est de proposer une diversification des rôles. Pour cela, les rabatteurs n’hésitent pas à faire parler ces filles sur ce qu’elles souhaitent et sur leur problématique personnelle, afin d’adapter la raison de leur engagement - c’est-à-dire le mythe qu’on leur fait miroiter - à leur personnalité.
Il faut donc bien comprendre que ces jeunes femmes peuvent autant basculer que les hommes dans l’idée de tuer. Le degré de gravité de leur passage à l’acte peut être aussi élevé que celui des hommes. D’ailleurs, depuis six mois, nous avons de nombreuses filles signalées au centre de prévention à qui des ceintures d’explosifs ont été proposées.
Ce n’est pas parce que les recruteurs les accrochent en montrant des enfants assassinés qu’ils ne vont pas arriver au même résultat de « tu dois tuer tous ceux qui ne pensent pas comme toi.» D'ailleurs, certaines femmes, toujours en Syrie, sont très dangereuses. Elles n'hésitent pas à menacer leur mari de divorcer s’il ne se sacrifie pas pour la cause. Et pareil pour leurs enfants. Ce ne sont plus des mères, elles ne ressentent plus rien. Et ce phénomène de radicalisation peut arriver autant aux hommes qu’aux femmes. Le sexe ne fait pas le degré de déshumanisation après l’embrigadement.
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