"Donnez-nous une chance" : les Indiennes se font une place dans l'armée

Les Indiennes se sont battues pour que l'armée leur ouvre les portes de son académie d’élite. Le gouvernement les jugeaient inaptes au commandement, arguant que les soldats n'étaient pas prêts à accepter des femmes officiers. Arguments rejetés par la Cour suprême. Une décision historique.
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Indiennes dans l'armée
Recrues féminines de l'armée indienne en formation à Bengaluru, en Inde, le 31 mars 2021. La Cour suprême a autorisé les jeunes femmes à passer l'examen d'entrée à l'académie de défense nationale du pays pour la première fois, un moment décisif pour leur entrée au grade d'officier dans les forces armées.
©AP Photo/Aijaz Rahi
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"Les mentalités sont en train de changer. La présence des femmes commence à être acceptée dans les forces armées de l’Inde", se réjouit Anupama Joshi. Cette femme officier est une pionnière au sein de l’armée indienne, l’une des plus importantes du monde avec 1,3 million de recrues. Son histoire incarne le combat des Indiennes pour servir sous les drapeaux.

Pionnière de l'armée de l'air

En 1993, Anupama Joshi a fait partie de la première promotion féminine à intégrer l’armée de l’air. Après quinze années, son contrat ne pouvant être renouvelé, elle a dû quitter les rangs. Elle a alors décidé de se battre pour exiger le droit de poursuivre une carrière militaire. Sept ans plus tard, elle a obtenu gain de cause auprès de la Haute Cour de Delhi mais, entre-temps, elle avait rejoint l’entrepreneuriat. "Sinon, souligne-t-elle, vous me verriez encore en uniforme aujourd’hui."

Il aura fallu attendre trente ans pour que les femmes de ce pays obtiennent leur place.
Sunanda Mehta

Le long combat engagé par Anupama Joshi est couronné par une évolution historique : en juin, la prestigieuse académie d’élite de la National Defence Academy (NDA), basée à Pune, accueillera sa première promotion de jeunes femmes. Elles ont été 1002 à réussir l’examen d’entrée en novembre dernier, sur 8009 candidats reçus. Depuis le recrutement d’Anupama Joshi dans l’armée de l’air, "il aura fallu attendre trente ans pour que les femmes de ce pays obtiennent leur place", écrit Sunanda Mehta, auteure de Women and The Force.

L'armée : bastion de la discrimination

En Inde, la promesse d’une carrière a toujours échappé aux rares femmes qui s’enrôlent dans cette armée de métier. Dans un pays de 1,3 milliard d’habitants, les candidatures ne manquent pas. L’engagement patriotique des hommes est un devoir glorifié par les mentalités, pour une nation devenue indépendante en 1947. Depuis, l’Inde a mené trois guerres contre le Pakistan, mais aussi la Chine, et doit défendre aujourd’hui ses longues frontières explosives.

Au fil de ces conflits, l’armée est restée l’un des bastions les plus rigides de la discrimination basée sur le sexe. Il y règne une inégalité sévère envers les femmes en matière de recrutement, bien sûr, mais aussi de salaire, retraite et sécurité de l’emploi. Emblématique, l’accès à l’académie NDA, formation de quatre ans après le lycée, n’acceptait que des hommes pour leur réserver les sommets de la hiérarchie militaire. Par comparaison, aux Etats-Unis, des écoles similaires ouvrent leurs portes aux femmes depuis 1976.

Tir corde armée inde femmes
Des recrues féminines de l'armée indienne, à droite, se mesurent à des hommes dans une épreuve de tir à la corde pendant leur formation, le  31 mars 2021 à Bengaluru, en Inde.
©AP Photo/Aijaz Rahi

Une société ancrée dans le patriarcat

A l’échelle de l’Inde, la place des femmes n’a rien d’enviable. En 2018, un classement controversé de la Fondation Thomson Reuters avait placé le géant asiatique au premier rang des "pays les plus dangereux pour les femmes". Discrimination et violence se perpétuent dans une société profondément ancrée dans le patriarcat et aux réflexes parfois misogynes. La domination masculine va de soi même si, en politique, des femmes peuvent accéder aux postes les plus hauts. Sur le marché du travail, la part des femmes est l’une des plus faibles du monde et ne cesse de reculer depuis vingt ans, avec une baisse de 24% dans les campagnes et de 22,5 à 25% dans les villes.

L'ouverture de l'académie aux femmes est une victoire, synonyme d’égalité des chances sur un lieu de travail.
Shalini Singh, femme militaire

Lutter contre les stéréotypes

Face au peu d’opportunités, les rares femmes militaires ont été forcées de quitter les rangs de l’armée. Shalini Singh, qui a servi jusqu’au grade de capitaine, s’est pourtant battue pour s’extirper des stéréotypes. A 23 ans, elle a perdu son mari, officier tué en 2001 lors de combats insurrectionnels au Cachemire indien, l’une des régions les plus militarisées du monde. Refusant d’être confinée au statut de veuve, elle a décidé "de rendre hommage" à son défunt mari en s’enrôlant. Elle a ainsi servi sous le drapeau indien durant cinq ans, avant de jeter l’éponge par manque de perspectives professionnelles. "Mais j’y ai gagné en respect et confiance en moi", raconte-t-elle. Aujourd’hui, elle se félicite de l’ouverture de l’académie aux femmes : "C’est une victoire, synonyme d’égalité des chances sur un lieu de travail."

En théorie, la Constitution indienne garantit l’égalité des sexes et interdit les discriminations. C’est sur ces bases que la Cour suprême de l’Inde, en septembre, a rendu le jugement ciblant l’académie militaire. "Il est regrettable que la décision n’ait pas été prise directement par les autorités militaires, commente Anupama Joshi, mais c’est néanmoins une excellente nouvelle. Pour les femmes, c’est l’assurance d’une voie royale pour sécuriser leur carrière militaire."

Soldate entraînement inde
Recrue de l'armée indienne à l'entraînement, 31 mars 2021, Bengaluru, Inde. 
©AP Photo/Aijaz Rahi

Femmes pilotes d’avions de chasse

Les Indiennes ont commencé à servir dans les forces armées sous les colons britanniques, mais leur ascension n’a pu évoluer que récemment, par tribunaux interposés. En 2020, un jugement leur a donné le droit de bénéficier de contrats à durée illimitée. Elles ne sont toujours pas autorisées à participer au combat, mais différentes branches s’ouvrent à elles, de l’ingénierie au renseignement. En 2015 et 2016, elles ont pu intégrer la force paramilitaire des Assam Rifles et devenir pilotes d’avions de chasse. Aujourd’hui, 9118 femmes servent dans les forces armées.

Réticences masculines

Dans les cercles militaires, la réticence des hommes est forte. L’académie militaire ne serait pas adaptée à une présence féminine, d’après le colonel à la retraite DPK Pillay, consultant à l’Institute for Defence Studies and Analyses (IDSA) à New Delhi. Et le rôle des Indiennes ne serait pas d’être sur un champ de bataille. "Dans le sous-continent, la cruauté des terroristes implique la torture et le non-respect des codes à l’égard des prisonniers", explique-t-il, jugeant qu’il faut préserver les femmes de "ces terrains extrêmes". Il existe également l’idée que la "faiblesse" physique des femmes pourrait compromettre le niveau d’excellence de l’académie et, sur le terrain, la sécurité nationale. "Ne renoncez pas à vos critères de formation pour nous, lance Shalini Singh à l’intention des hommes. Donnez-nous seulement une chance !"

Dans quarante ans, ce sont des femmes qui seront à ma place.
Manoj Mukund Naravane, général

Le message commence à passer. Lors de la tenue de l’examen de la DNA, le général Manoj Mukund Naravane a prophétisé un futur, certes lointain, mais plus égalitaire: "Dans quarante ans, ce sont des femmes qui seront à ma place."