Fil d'Ariane
Au commencement, Doris Stauffer était mère au foyer. Elle et Serge Stauffer se sont rencontrés très jeunes, pendant leurs études de photographie. A 20 ans, la voilà mariée, et quelques années plus tard, mère de trois enfants qu'elle élève pendant que son mari enseigne à l'école des arts appliqués de Zurich.
C'est dire si la vie de femme au foyer, elle connaît. Déjà, les questions d'émancipation, de vie de couple, familiale et sociale alimentent les discussions entre Doris et Serge. Entre ses quatre murs, elle se sent isolée, insatisfaite. Alors elle se saisit des objets et des matériaux qui l'entourent. Tissus, patchworks, vaisselle, chaise cassée sont travaillées, détournées. Les objets acquièrent une dimension qui fait écho aux conversations qui bouillonnent au coeur de la cellule familiale.
Mais ces premières oeuvres ne font pas mouche, dépréciées de par leur nature. Plus tard, seulement, elles seront perçues comme des critiques de la condition de femme au foyer, révèleront leur expression féministe et un certain regard porté sur les inégalités entre femmes et hommes.
Vers la fin des années 1960, Doris Stauffer s'engage de plus en plus en politique, en rupture avec la "frilosité" des organisations traditionnelles de défense des droits des femmes - les Suissesses n'ont obtenu le droit de vote au niveau fédéral qu'en 1971. Dès lors, elle milite activement dans le mouvement de libération des femmes pour le droit à l'avortement et à la contraception ou l'ouverture de jardins d'enfants. Les armes des féministes de l'époque : l'humour, l'originalité, la créativité.
Doris Stauffer en fait son miel.
Au début des années 1970, animée d'un engagement pour les droits des femmes et inspirée par les enseignements de Serge, son mari, tous deux fondent leur propre école d'art, F&F (Farbe und Form, "couleur et forme") dédiée à la création expérimentale. Doris Stauffer y enseignera jusque dans les années 1980.
C'est là, dès 1977, qu'elle donnera ses premiers cours de sorcière, exclusivement réservés aux femmes. Le fait est que cette initiative correspondait en tout point à la définition proposée par le groupe WITCH, Women International Conspiracy from Hell.
Tu es une sorcière si tu es femme, indomptée, en colère, joyeuse et immortelle. WITCH, cité par Doris Stauffer
Les cours de sorcières de Doris Stauffer ne sont donc ni ésotériques, ni des cours de bricolage ou de bien-être. Il ne s’agit pas non plus de produire ni de maîtriser une technique, mais bien plus de donner un cadre à ces femmes pour les conduire à prendre conscience de leur situation sociale et politique et la transformer en action créative. Elle propose différents formats : photos de parties du corps les mieux ou le moins aimées ; analyse d’images de femmes dans la publicité pour déclencher une réflexion sur l'image de la femme et proposer de nouvelles visions ; projections de diapositives sur corps, jeux de rôle et travestissements, actions dans la rue, images produites en commun et biographies fictives – autant d'exercices d'empouvoirement.
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Le titre de l'exposition, d'ailleurs, est tiré de la série "Je peux", où les femmes étaient invitées à exprimer, non pas ce qu'elle faisait ni que l'on attend(r)ait d'elle, mais tout ce qu'elles pensaient pouvoir faire : "Je peux faire disparaître un lion". Les réactions à ces "cours de sorcière" ne sont pas unanimes. "Au sein même de son école F&F, Doris Stauffer a eu des problèmes : elle a dû trouver d'autres locaux pour accueillir ses cours de sorcière : la direction lui repprochait de n'adresser ses cours qu'aux femmes ! explique Claire Hoffmann, commissaire de l'exposition. Et Serge Stauffer, le mari de Doris, qui reste son interlocuteur privilégié, d'emboîter le pas de sa femme : à son tour, il crée des cours pour l'émancipation de l'homme !"
Doris Stauffer se tourne ensuite vers le Eat art (art-nourriture), qu'elle cultive avec sa fille - toutes deux confectionnent des objets insolites en pain d'épice, à déguster. Puis l'artiste se met à l'écriture, au journalisme, et se fait moins visible. C'est l'éclectisme de ses choix, peut-être, qui explique qu'elle soit longtemps restée inconnue du grand public, en Suisse comme à l'étranger, avant d'être redécouverte par deux historiennes de l'art dans les années 2000. Doris Stauffer attend 2015 pour se voir décerner le prix culturel de Zurich, tandis que la ville de Zurich intègre plusieurs de ses oeuvres dans ses collections.
Doris Stauffer a inspiré le documentaire Doris, how does a witch learn ? présenté au Centre culturel suisse de Paris ces 26 et 27 avril à l'occasion des journées Tremblez Tremblez, sorcières art et pédagogie. A découvrir dans le droit fil des enseignements d'empouvoirement de l'artiste suisse.
Dans la chronique Terriennes : des perruques pour pallier la perte de cheveux chez les femmes en chimiothérapie ; coup de griffe au mouvement anti-avortement en Croatie et coup de cœur pour l'exposition des œuvres de Doris Stauffer au @centreculturelsuisse à Paris pic.twitter.com/GTyMF8BT7n
— TERRIENNES (@TERRIENNESTV5) 4 avril 2019