Doris Stauffer : une artiste pionnière du féminisme en Suisse enfin connue et reconnue

Le Centre culturel suisse de Paris rend hommage à Doris Stauffer, disparue en 2017. Artiste jusqu'à présent méconnue du grand public, elle proposait, dans les années 1960 et 1970, un art féministe autour de l'univers de la femme au foyer condamnée aux travaux d'intérieur et au patriarcat. 
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Des boîtes percées recèlent des compositions qui dénoncent différents aspects du patriarcat dans la société suisse des années 1960. Les Suissesses n'ont le droit de vote au niveau fédéral que depuis 1971 - grâce à une votation des hommes. A l'issue d'un premier scrutin, en 1959, ils le leur avaient refusé.
©Terriennes
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Au commencement, Doris Stauffer était mère au foyer. Elle et Serge Stauffer se sont rencontrés très jeunes, pendant leurs études de photographie. A 20 ans, la voilà mariée, et quelques années plus tard, mère de trois enfants qu'elle élève pendant que son mari enseigne à l'école des arts appliqués de Zurich. 

Un certain regard

C'est dire si la vie de femme au foyer, elle connaît. Déjà, les questions d'émancipation, de vie de couple, familiale et sociale alimentent les discussions entre Doris et Serge. Entre ses quatre murs, elle se sent isolée, insatisfaite. Alors elle se saisit des objets et des matériaux qui l'entourent. Tissus, patchworks, vaisselle, chaise cassée sont travaillées, détournées. Les objets acquièrent une dimension qui fait écho aux conversations qui bouillonnent au coeur de la cellule familiale.
 

doris stauffer premières oeuvres
Premières oeuvres de Doris Stauffer, photos d'étudiante inspirées par son univers de femme au foyer.
© Margot Montigny

Mais ces premières oeuvres ne font pas mouche, dépréciées de par leur nature. Plus tard, seulement, elles seront perçues comme des critiques de la condition de femme au foyer, révèleront leur expression féministe et un certain regard porté sur les inégalités entre femmes et hommes. 

Un nouveau féminisme

Vers la fin des années 1960, Doris Stauffer s'engage de plus en plus en politique, en rupture avec la "frilosité" des organisations traditionnelles de défense des droits des femmes - les Suissesses n'ont obtenu le droit de vote au niveau fédéral qu'en 1971. Dès lors, elle milite activement dans le mouvement de libération des femmes pour le droit à l'avortement et à la contraception ou l'ouverture de jardins d'enfants. Les armes des féministes de l'époque : l'humour, l'originalité, la créativité.
Doris Stauffer en fait son miel.

cloche
Le Tour de Suisse présente un pistolet sous une cloche à fromage, allégorie de la Suisse excluante qui, en 1971, lance l'initiative populaire fédérale sur l'immigration, contre "l'emprise étrangère". 
©Margot Montigny

Du droit de vote des femmes à la pédagogie alternative

Au début des années 1970, animée d'un engagement pour les droits des femmes et inspirée par les enseignements de Serge, son mari, tous deux fondent leur propre école d'art, F&F (Farbe und Form, "couleur et forme") dédiée à la création expérimentale. Doris Stauffer y enseignera jusque dans les années 1980.

C'est là, dès 1977, qu'elle donnera ses premiers cours de sorcière, exclusivement réservés aux femmes. Le fait est que cette initiative correspondait en tout point à la définition proposée par le groupe WITCH, Women International Conspiracy from Hell.


Tu es une sorcière si tu es femme, indomptée, en colère, joyeuse et immortelle. WITCH, cité par Doris Stauffer

Quelle sorcière es-tu ?

Les cours de sorcières de Doris Stauffer ne sont donc ni ésotériques, ni des cours de bricolage ou de bien-être. Il ne s’agit pas non plus de produire ni de maîtriser une technique, mais bien plus de donner un cadre à ces femmes pour les conduire à prendre conscience de leur situation sociale et politique et la transformer en action créative. Elle propose différents formats : photos de parties du corps les mieux ou le moins aimées ; analyse d’images de femmes dans la publicité pour déclencher une réflexion sur l'image de la femme et proposer de nouvelles visions ; projections de diapositives sur corps, jeux de rôle et travestissements, actions dans la rue, images produites en commun et biographies fictives – autant d'exercices d'empouvoirement. 
 

Doris Stauffer en sorcière
Doris Stauffer en sorcière.
©Margot Montigny


Le titre de l'exposition, d'ailleurs, est tiré de la série "Je peux", où les femmes étaient invitées à exprimer, non pas ce qu'elle faisait ni que l'on attend(r)ait d'elle, mais tout ce qu'elles pensaient pouvoir faire : "Je peux faire disparaître un lion". Les réactions à ces "cours de sorcière" ne sont pas unanimes. "Au sein même de son école F&F, Doris Stauffer a eu des problèmes : elle a dû trouver d'autres locaux pour accueillir ses cours de sorcière : la direction lui repprochait de n'adresser ses cours qu'aux femmes ! explique Claire Hoffmann, commissaire de l'exposition. Et Serge Stauffer, le mari de Doris, qui reste son interlocuteur privilégié, d'emboîter le pas de sa femme : à son tour, il crée des cours pour l'émancipation de l'homme !"

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Les sacs bleus suspendus recèlent des objets du quotidien. Vieille poupée, coussin, poussette... Les visiteurs sont invités à une nouvelle approche de ces objets en les palpant à l'aveugle. Le jeu n'est pas tant de détecter l'objet, que de le découvrir autrement, à travers sa consistance et ses tensions. Un clin d'oeil à l'invisibilité de l'univers des femmes au foyer ?
© Margot Montigny

Doris Stauffer se tourne ensuite vers le Eat art (art-nourriture), qu'elle cultive avec sa fille - toutes deux confectionnent des objets insolites en pain d'épice, à déguster. Puis l'artiste se met à l'écriture, au journalisme, et se fait moins visible. C'est l'éclectisme de ses choix, peut-être, qui explique qu'elle soit longtemps restée inconnue du grand public, en Suisse comme à l'étranger, avant d'être redécouverte par deux historiennes de l'art dans les années 2000. Doris Stauffer attend 2015 pour se voir décerner le prix culturel de Zurich, tandis que la ville de Zurich intègre plusieurs de ses oeuvres dans ses collections.
 

Doris Stauffer
Doris Stauffer (exposition Centre culturel suisse, Paris, 2019)

Doris Stauffer a inspiré le documentaire Doris, how does a witch learn ? présenté au Centre culturel suisse de Paris ces 26 et 27 avril à l'occasion des journées Tremblez Tremblez, sorcières art et pédagogie. A découvrir dans le droit fil des enseignements d'empouvoirement de l'artiste suisse.

Dans notre chronique, la commissaire de l'exposition Je peux faire disparaître un lion, Claire Hoffmann explique le principe du chauffe-pénis imaginé par Doris Stauffer. Ecoutez-la :


"Je peux faire disparaître un lion" ► Une exposition du Centre culturel suisse à Paris jusqu'au 12 mai.

"Tremblez, tremblez " ► deux jours d'évènements, débats, performances, autour des sorcières les 26 et 27 avril 2019 au Centre culturel suisse