Fil d'Ariane
Jusque là, il y avait cet homme de la famille omniprésent, père, frère, fils, chaperon traditionnel et obligatoire de ces dames d'Arabie saoudite dès qu'elles cherchaient à desserrer l'étau bien fermé sur leurs libertés individuelles. Et puis, avec le rythme de plus en plus resserré des mesures prises par la monarchie saoudienne en faveur des droits des femmes, on se demande : mais que vont-ils devenir ces tuteurs ?
Elles avaient déjà obtenu le droit de siéger à la Choura (Assemblée consultative) en 2014 (30 femmes désignées alors), celui de voter et d'être élues en 2011, mis en pratique à l'occasion d'élections municipales en 2015 (17 élues). En septembre 2017, après des années de mobilisation, de jeux de cache cache avec la police des moeurs, les Saoudiennes gagnaient enfin le droit de passer leur permis et de conduire - droit effectif en juin 2018. Puis en janvier 2018, elles se précipitaient dans les stades, fortes de leur nouvelle autorisation d'y aller... mais seulement comme spectatrices (elle avaient déjà pu assister depuis les gradins aux festivités de la fête nationale de septembre...). Et le premier mois de l'année 2018 s'achevait sur un long article publié par un quotidien saoudien anglophone nous décrivant l'atmosphère de fête dans laquelle se plongeaient avec délices les nouvelles divorcées. Et on nous annonce même que la fameuse "arab fashion week", habituellement cantonnée à Dubaï, se délocalisera en mars 2018, pour la première fois, à Riyad.
A retrouver sur ces sujets dans Terriennes :
> Divorce à la saoudienne : les femmes à la fête
> Arabie saoudite : les supportrices dans les gradins du stade
> Arabie saoudite : les femmes autorisées à conduire... en juin 2018
> Arabie saoudite : les femmes s'invitent au stade pour la première fois
#Saudiwomen don’t need male permission to start businesses https://t.co/icoifEvfb4 #mahram #No_Need pic.twitter.com/HadTx9YJSA
— Arab News (@Arab_News) 17 février 2018
Women in Saudi Arabia no longer need male permission to open businesses https://t.co/H7PttQOwRv ..
— DubaiNameShame (Phagomania) (@DubaiNameShame) 19 février 2018
Whatever next.... Business Women Brunch!
Well done Saudi women, now go show us what you can do. pic.twitter.com/aWfpccZa2q
Saudi is on its way to finally treat women as humans - still a long way to go.
— Nazrana Ghaffar (@NazranaYusufzai) 19 février 2018
Saudi women allowed to start business without male relative’s permission
https://t.co/fBXEVEamdy
Our recent report on entrepreneurship in MENA pointed to increasing the participation of women in entrepreneurship as a key policy recommendation #No_Need pic.twitter.com/smVqzQOqxs
— Global Entrepreneurship Monitor (@GEMNOW) 19 février 2018
C'est d'ailleurs sans doute l'une des clés de ces avancées successives : le bien être de l'économie plutôt que celui de la démocratie. Le pétrole est une ressource en voie de raréfaction et de désaffection. La monarchie saoudienne doit donc diversifier les sources de ses subsides pour perpétuer son (très haut) niveau de vie, en débloquant des fonds dormants, en stimulant les énergies, et même en s'ouvrant au tourisme.
Le prince héritier de la monarchie saoudienne, Mohammed ben Salman Al saoud, qui n'a pourtant pas étudié à l'étranger contrairement à ses pairs, titulaire d'un diplôme de droit saoudien, à l'anglais hésitant, sait pourtant que la modernisation est indispensable. Et il avance à grand pas. Et pas sans risque, comme le souligne Zeina El Tibi, présidente de l'Association des femmes arabes de la presse, auteure d'un essai sur "L'islam et la femme. Rappel pour en finir avec les exagérations et les clichés", dans l'entretien qu'elle a accordé à Terriennes, ci-dessous. Tandis que l'artiste saoudienne Lulwah Al Homoud également sollicitée par Terriennes l'affirme : cette marche des Saoudiennes pour leur autonomisation est inéluctable et elle est quasiment achevée. Entretien croisé :
Pour le prince héritier, réformer la société passe par l’ouverture aux femmes
Zeina El Tibi, présidente de l'Association des femmes arabes de la presse
Terriennes : Etes-vous étonnées par le rythme des mesures prises en faveur des Saoudiennes ?
Zeina El Tibi : Ces mesures sont un peu bousculées, c’est vrai, mais pas étonnantes. Face à la tendance des conservateurs, il y a de plus en plus de jeunes, après leurs études à l’étranger, qui poussent au changement. Le Prince héritier, dès sa nomination à cette fonction, a décidé qu’il fallait réformer la société, et que cela passait par l’ouverture aux femmes. Même si, mine de rien, elles sont déjà très présentes dans la société saoudienne. La possibilité offerte aux femmes de créer une entreprise sans passer par un tuteur, père, frère ou fils, c’est un grand pas en avant. Il ne faut pas oublier que beaucoup de femmes en Arabie Saoudite disposent de sommes énormes, mais qui sont bloquées dans des banques. Cet argent dormant pourra donc être investi dans l’économie.
Je me demande toujours pourquoi les médias en général et plus particulièrement les médias occidentaux accordent plus d'attention à la possiblité de conduire des femmes plutôt qu'à leur participation au conseil consultatif
Lulwah Al Homoud, artiste
Lulwah Al Homoud : Je ne suis pas surprise, l'Arabie saoudite s'est ouverte il y a 40 ans puis les choses ont régressé en raison de l'influence de certains radicaux dans la région. Elle ont commencé à changer à nouveau sous le règne de feu le roi Abdallah et même de grandes choses se sont alors passées, voilà pourquoi je me demande toujours pourquoi les médias en général et plus particulièrement les médias occidentaux accordent plus d'attention à la possiblité de conduire des femmes plutôt qu'à leur participation au conseil consultatif. Saviez-vous qu'en 2011, des femmes ont rejoint le Conseil consultatif, qu'elles peuvent êtree candidates aux élections municipales et qu'ainsi en 2015, plus de 17 femmes ont été élues ? Des milliers de femmes ont voyagé à l'étranger pour poursuivre leurs études supérieures dans le cadre du programme de bourses du roi Abdallah, sont revenues et ont occupé des postes importants. Il est donc tout à fait naturel que ces choses se produisent après toutes ces réalisations des femmes. Notre roi a compris aujourd'hui les besoins quotidiens des femmes et a fait un pas en avant pour les droits des femmes.
Permettre à l’économie de rebondir face à une fin annoncée du pétrole, n’est-ce pas là, la raison fondamentale de cette ouverture ?
Zeina El Tibi : Bien sûr que les Saoudiens commencent à réfléchir à l’après pétrole. Et les femmes sont dynamiques, surtout que celles-ci ont de l’argent. Même s’il y a une classe pauvre en Arabie saoudite, comme on l’oublie souvent. Ce qui peut parfois être un frein à l’ouverture. J’avais rencontré les mères d’enfants handicapés dans une association initiée par une princesse saoudienne, des familles que l’on ne pourrait même pas ranger dans la classe moyenne, avec des femmes qui ne peuvent même pas travailler. Et ces mères, lorsque je leur parlais du permis de conduire pour les femmes, étaient résolument hostiles. Parce qu’elles craignaient que les transports publics pour les mener au centre soient supprimés, et sans voiture qu’elles ne pouvaient s’offrir, elles ne pourraient y aller.
Lulwah Al Homoud : Je suis artiste et la culture est ma principale préoccupation. En Arabie saoudite, les femmes créent et exposent depuis les années 1960. Elles y possèdent des instituts et des galeries d'art depuis des décennies. Ce n'est pas à moi de parler de questions économiques ou politiques, mais je crois que l'un des objectifs de ces réformes est d'amener l'Arabie saoudite, en tant que pays, à la place qu’elle devrait avoir.
Les Saoudiennes sont des pionnières dans le monde des affaires depuis de nombreuses décennies !
Lulwah Al Homoud
Les Saoudiennes se lanceront-elles dans l’aventure de l’entreprenariat ?
Zeina El Tibi : Sans aucun doute, d’autant plus que ces femmes, souvent cultivées, seront encouragées par leur entourage à investir, à ne plus laisser leur argent dormir. Ces Saoudiennes, nanties, que j’ai rencontrées sont aussi très dynamiques. Toutes ces mesures préparent aussi l’ouverture du pays au tourisme. Et donc on en revient à l’économie. Mais il leur faudra résoudre la question de la gestion des lieux saints…
Lulwah Al Homoud : Je suis désolée de le dire, mais les femmes saoudiennes sont des pionnières dans le monde des affaires depuis de nombreuses décennies ! Rien ne les empêchait de faire déjà des affaires. Il y a un grand malentendu dans les médias occidentaux ! Comme je l'ai déjà expliqué, les femmes saoudiennes ont acquis beaucoup de droits importants, elles ont la possibilité de faire des études supérieures à l'étranger et de travailler au sein du gouvernement, ce qui fait que d’autres droits fondamentaux, tels celui de conduire deviennent naturels et finissent par se concrétiser un jour.
Des réactions violentes ne sont pas à exclure
Zeina El Tibi, présidente de l'Association des femmes arabes de la presse
Le rythme de ces mesures n'est-il pas trop rapide ?
Lulwah Al Homoud : Il ne l’est pas du tout ! C’est le bon tempo pour agir, et notre roi comprend très bien les besoins de femmes qui sont entrées dans le business, la médecine, la recherche, le travail social, l'éducation et tant d'autres secteurs. Pour le droit à voyager sans autorisation, je pense que cela arrivera bientôt. De plus en plus de femmes sont autonomes financièrement, ce qui a remodelé la relation entre les sexes. Beaucoup d'hommes accordent des années à l'avance une permission générale de sortie aux femmes de leur famille.
Et nous vivons à une époque où plus personne ne peut échapper à la mise en place de lois et de dispositions strictes contre la violence et le terrorisme. Je pense que les conservateurs n'ont plus le pouvoir qu'ils avaient avant.
Zeina El Tibi : Des réactions violentes ne sont pas à exclure. Il y a encore une large frange très rétrograde de la population en Arabie saoudite, très attachée à des traditions bédouines ou saoudiennes dont certaines n’ont rien à voir avec l’islam. Prenons l’interdiction faite aux femmes de conduire, ou celle d’entreprendre, mais Khadija la femme du prophète dirigeait, elle-même, des caravanes pour sa très florissante entreprise de commerce d'épices et autres marchandises précieuses. Les tenants de ces traditions vont avoir beaucoup de mal à accepter ces réformes. On a entendu par exemple un imam lancer sur les réseaux sociaux que « une femme ne pouvait pas conduire parce que cela abimerait ses ovaires » ! Cela exprime aussi une peur de perdre sa place dans la société.
Mais il ne faut pas oublier une autre chose : c’est que toutes ces réformes dépendent aussi de la situation dans l’ensemble du Moyen Orient, avec la guerre au Yémen, la tension entre le Qatar et l’Arabie saoudite, les tensions avec l’Iran. Une expectative qui pourrait influencer l’évolution de la société saoudienne aussi…
Dans le reportage vidéo ci-dessous, l'envoyée spéciale de France Télévisions a rencontré des femmes au concert, un événement inimaginable voilà quelques mois encore, d'autres qui travaillent, désormais sans l'aval de leur tuteur, qui vont à l'université (non mixte et avec autorisation parentale encore nécessaire), et même certaines qui laissent plus ou moins tomber le voile de la fameuse abaya et du niqab, prison vestimentaire obligatoire il y a peu encore aussi des Saoudiennes.
Et les étrangères, ces dizaines de milliers de femmes, domestiques pour la plupart (environ 300 000 selon le ministère saoudien du travail, donc sans doute plus...), dont les mauvais traitements à leur égard ont été révélés par des violences parfois mortelles, bénéficieront-elles de retombées de ces ouvertures envers les droits des femmes ? Zeina El Tibi en est convaincue : "Cette dynamique enclenchée aura des effets sur les sociétés chargées de recruter ces domestiques ou autres travailleurs étrangers. Elles seront obligées de tenir compte des changements internes et de les répercuter sur les contrats de travail, sur leurs façons de faire. malgré les rétrogrades, la tendance à la modernisation devrait prendre le dessus. D’autant plus que l’esprit islamiste salafiste est combattu par le prince héritier…" Espérons le.