Droit d'entreprendre, d'aller dans les stades, de conduire, que cache l'émancipation des Saoudiennes ?

Les Saoudiennes ne devront plus demander la permission à leur tuteurs pour se lancer à l'assaut du mondes des entreprises ou des affaires. Après le droit de conduire, celui d'assister à des compétitions sportives, voici que les femmes pourront se lancer seules dans le commerce ou l'investissement.
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Saoudiennes business
Cela fait un certain temps déjà que les Saoudiennes vont à l'Université, en particulier pour y étudier la finance et le commerce. Ici à droite, on voit par exemple Alla Naseif (34 ans) lors de rencontres en 2005 de la Duke University (Caroline du Nord - Etats Unis) destinées à promouvoir le business féminin au Moyen Orient
AP Photo/Sara D. Davis
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Jusque là, il y avait cet homme de la famille omniprésent, père, frère, fils, chaperon traditionnel et obligatoire de ces dames d'Arabie saoudite dès qu'elles cherchaient à desserrer l'étau bien fermé sur leurs libertés individuelles. Et puis, avec le rythme de plus en plus resserré des mesures prises par la monarchie saoudienne en faveur des droits des femmes, on se demande : mais que vont-ils devenir ces tuteurs ? 

Une marche lente mais déterminée

Elles avaient déjà obtenu le droit de siéger à la Choura (Assemblée consultative) en 2014 (30 femmes désignées alors), celui de voter et d'être élues en 2011, mis en pratique à l'occasion d'élections municipales en 2015 (17 élues). En septembre 2017, après des années de mobilisation, de jeux de cache cache avec la police des moeurs, les Saoudiennes gagnaient enfin le droit de passer leur permis et de conduire - droit effectif en juin 2018. Puis en janvier 2018, elles se précipitaient dans les stades, fortes de leur nouvelle autorisation d'y aller... mais seulement comme spectatrices (elle avaient déjà pu assister depuis les gradins aux festivités de la fête nationale de septembre...). Et le premier mois de l'année 2018 s'achevait sur un long article publié par un quotidien saoudien anglophone nous décrivant l'atmosphère de fête dans laquelle se plongeaient avec délices les nouvelles divorcées. Et on nous annonce même que la fameuse "arab fashion week", habituellement cantonnée à Dubaï, se délocalisera en mars 2018, pour la première fois, à Riyad.

Et donc, en ce mois de février, c'est à nouveau le quotidien anglophone Arab News, publié à Djeddah, deuxième ville et grand port de commerce du pays, autre poumon économique saoudien, qui nous informe de ce nouveau pas : les Saoudiennes  pourront se lancer dans le business sans l'aval d'un tuteur, toutes seules, comme les cheffes d'entreprise qu'elles rêvent d'être. Et qu'elles sont souvent déjà.

#No_Need

Le ministre du Commerce et de l'Investissement a confirmé le tweet du porte-parole du gouvernement saoudien Abdul Rahman Al-Hussein, accompagné de ce mot dièse confectionné par ses soins, en arabe, ce qui donne en anglais #No_Need ou en français #Pas_Besoin. "#Pas_Besoin de permission d'un guardien, les femmes saoudiennes sont libres de lancer le business de leur choix" a-t-il posté le jeudi 15 février 2017. 

Annonce sobre qui a été accueillie par un déluge de réactions sur les réseaux sociaux, parfois ironiques : "Et alors après ce sera quoi ?" demande cet internaute-bloggueur de Dubaï (suivi par 55 millions d'abonné.e.s), avant d'interpeller les Saoudiennes : "Allez les femmes saoudiennes, montrez nous de quoi vous êtes capables !"
 
Une autre (journaliste basée à Washington) se gausse : "Les Saoudiens sont finalement en voie de traiter les femmes commes des humains... Mais le chemin est encore long."
 
Quant à certain.es, c'est le moment de rappeler à quel point l'entreprenariat des femmes est bénéfique pour l'économie nationale de tout Etat... "Notre récent rapport sur l'entreprenariat dans la MENA (acronyme de Middle East and North Africa, ndlr) montre que l'augmentation des femmes entrepreneuses est une donnée essentielle  de la croissance.

L'économie, le nerf de la guerre

C'est d'ailleurs sans doute l'une des clés de ces avancées successives : le bien être de  l'économie plutôt que celui de la démocratie. Le pétrole est une ressource en voie de raréfaction et de désaffection. La monarchie saoudienne doit donc diversifier les sources de ses subsides pour perpétuer son (très haut) niveau de vie, en débloquant des fonds dormants, en stimulant les énergies, et même en s'ouvrant au tourisme.
Le prince héritier de la monarchie saoudienne, Mohammed ben Salman Al saoud, qui n'a pourtant pas étudié à l'étranger contrairement à ses pairs, titulaire d'un diplôme de droit saoudien, à l'anglais hésitant, sait pourtant que la modernisation est indispensable. Et il avance à grand pas. Et pas sans risque, comme le souligne Zeina El Tibi, présidente de l'Association des femmes arabes de la presse, auteure d'un essai sur "L'islam et la femme. Rappel pour en finir avec les exagérations et les clichés", dans l'entretien qu'elle a accordé à Terriennes, ci-dessous. Tandis que l'artiste saoudienne Lulwah Al Homoud également sollicitée par Terriennes l'affirme : cette marche des Saoudiennes pour leur autonomisation est inéluctable et elle est quasiment achevée. Entretien croisé :
 

Zeina El Tibi et Lulwah Al Homoud
La journaliste Zeina El Tibi (à gauche) et l'artiste Lulwah Al Homoud (à droite), alors qu'elles étaient invitées dans le JT et l'émission MOE de TV5MONDE

Pour le prince héritier, réformer la société passe par l’ouverture aux femmes
Zeina El Tibi, présidente de l'Association des femmes arabes de la presse

Terriennes : Etes-vous étonnées par le rythme des mesures prises en faveur des Saoudiennes ?

Zeina El Tibi : Ces mesures sont un peu bousculées, c’est vrai, mais pas étonnantes. Face à la tendance des conservateurs, il y a de plus en plus de jeunes, après leurs études à l’étranger, qui poussent au changement. Le Prince héritier, dès sa nomination à cette fonction, a décidé qu’il fallait réformer la société, et que cela passait par l’ouverture aux femmes. Même si, mine de rien, elles sont déjà très présentes dans la société saoudienne. La possibilité offerte aux femmes de créer une entreprise sans passer par un tuteur, père, frère ou fils, c’est un grand pas en avant. Il ne faut pas oublier que beaucoup de femmes en Arabie Saoudite disposent de sommes énormes, mais qui sont bloquées dans des banques. Cet argent dormant pourra donc être investi dans l’économie. 

Je me demande toujours pourquoi les médias en général et plus particulièrement les médias occidentaux accordent plus d'attention à la possiblité de conduire des femmes plutôt qu'à leur participation au conseil consultatif
Lulwah Al Homoud, artiste

Lulwah Al Homoud : Je ne suis pas surprise, l'Arabie saoudite s'est ouverte il y a 40 ans puis les choses ont régressé en raison de l'influence de certains radicaux dans la région. Elle ont commencé à changer à nouveau sous le règne de feu le roi Abdallah et même de grandes choses se sont alors passées, voilà pourquoi je me demande toujours pourquoi les médias en général et plus particulièrement les médias occidentaux accordent plus d'attention à la possiblité de conduire des femmes plutôt qu'à leur participation au conseil consultatif. Saviez-vous qu'en 2011, des femmes ont rejoint le Conseil consultatif, qu'elles peuvent êtree candidates aux élections municipales et qu'ainsi en 2015, plus de 17 femmes ont été élues ? Des milliers de femmes ont voyagé à l'étranger pour poursuivre leurs études supérieures dans le cadre du programme de bourses du roi Abdallah, sont revenues et ont occupé des postes importants. Il est donc tout à fait naturel que ces choses se produisent après toutes ces réalisations des femmes. Notre roi a compris aujourd'hui les besoins quotidiens des femmes et a fait un pas en avant pour les droits des femmes.

Permettre à l’économie de rebondir face à une fin annoncée du pétrole, n’est-ce pas là, la raison fondamentale de cette ouverture ?

Zeina El Tibi : Bien sûr  que les Saoudiens commencent à réfléchir à l’après pétrole. Et les femmes sont dynamiques, surtout que celles-ci ont de l’argent. Même s’il y a une classe pauvre en Arabie saoudite, comme on l’oublie souvent. Ce qui peut parfois être un frein à l’ouverture. J’avais rencontré les mères d’enfants handicapés dans une association initiée par une princesse saoudienne, des familles que l’on ne pourrait même pas ranger dans la classe moyenne, avec des femmes qui ne peuvent même pas travailler. Et ces mères, lorsque je leur parlais du permis de conduire pour les femmes, étaient résolument hostiles. Parce qu’elles craignaient que les transports publics pour les mener au centre soient supprimés, et sans voiture qu’elles ne pouvaient s’offrir, elles ne pourraient y aller. 

Lulwah Al Homoud : Je suis artiste et la culture est ma principale préoccupation. En Arabie saoudite, les femmes créent et exposent depuis les années 1960. Elles y possèdent des instituts et des galeries d'art depuis des décennies. Ce n'est pas à moi de parler de questions économiques ou politiques, mais je crois que l'un des objectifs de ces réformes est d'amener l'Arabie saoudite, en tant que pays, à la place qu’elle devrait avoir. 

Les Saoudiennes sont des pionnières dans le monde des affaires depuis de nombreuses décennies !
Lulwah Al Homoud


Les Saoudiennes se lanceront-elles dans l’aventure de l’entreprenariat ?

Zeina El Tibi  : Sans aucun doute, d’autant plus que ces femmes, souvent cultivées, seront encouragées par leur entourage à investir, à ne plus laisser leur argent dormir. Ces Saoudiennes, nanties, que j’ai rencontrées sont aussi très dynamiques. Toutes ces mesures préparent aussi l’ouverture du pays au tourisme. Et donc on en revient à l’économie. Mais il leur faudra résoudre la question de la gestion des lieux saints… 

Lulwah Al Homoud : Je suis désolée de le dire, mais les femmes saoudiennes sont des pionnières dans le monde des affaires depuis de nombreuses décennies ! Rien ne les empêchait de faire déjà des affaires. Il y a un grand malentendu dans les médias occidentaux ! Comme je l'ai déjà expliqué, les femmes saoudiennes ont acquis beaucoup de droits importants, elles ont la possibilité de faire des études supérieures à l'étranger et de travailler au sein du gouvernement, ce qui fait que d’autres droits fondamentaux, tels celui de conduire deviennent naturels et finissent par se concrétiser un jour. 

Des réactions violentes ne sont pas à exclure
Zeina El Tibi, présidente de l'Association des femmes arabes de la presse

Le rythme de ces mesures n'est-il pas trop rapide ?

Lulwah Al Homoud : Il ne l’est pas du tout !  C’est le bon tempo pour agir, et notre roi comprend très bien les besoins de femmes qui sont entrées dans le business, la médecine, la recherche, le travail social, l'éducation et tant d'autres secteurs. Pour le droit à voyager sans autorisation, je pense que cela arrivera bientôt. De plus en plus de femmes sont autonomes financièrement, ce qui a remodelé la relation entre les sexes. Beaucoup d'hommes accordent des années à l'avance une permission générale de sortie aux femmes de leur famille. 
Et nous vivons à une époque où plus personne ne peut échapper à la mise en place de lois et de dispositions strictes contre la violence et le terrorisme. Je pense que les conservateurs n'ont plus le pouvoir qu'ils avaient avant. 

Zeina El Tibi  : Des réactions violentes ne sont pas à exclure. Il y a encore une large frange très rétrograde de la population en Arabie saoudite, très attachée à des traditions bédouines ou saoudiennes dont certaines n’ont rien à voir avec l’islam. Prenons l’interdiction faite aux femmes de conduire, ou celle d’entreprendre, mais Khadija la femme du prophète dirigeait, elle-même, des caravanes pour sa très florissante entreprise de commerce d'épices et autres marchandises précieuses. Les tenants de ces traditions vont avoir beaucoup de mal à accepter ces réformes. On a entendu par exemple un imam lancer sur les réseaux sociaux que « une femme ne pouvait pas conduire parce que cela abimerait ses ovaires » ! Cela exprime aussi une peur de perdre sa place dans la société. 
Mais il ne faut pas oublier une autre chose : c’est que toutes ces réformes dépendent aussi de la situation dans l’ensemble du Moyen Orient, avec la guerre au Yémen, la tension entre le Qatar et l’Arabie saoudite, les tensions avec l’Iran. Une expectative qui pourrait influencer l’évolution de la société saoudienne aussi… 

Quand les chevelures se découvrent et que la musique coule

Dans le reportage vidéo ci-dessous, l'envoyée spéciale de France Télévisions a rencontré des femmes au concert, un événement inimaginable voilà quelques mois encore, d'autres qui travaillent, désormais sans l'aval de leur tuteur, qui vont à l'université (non mixte et avec autorisation parentale encore nécessaire), et même certaines qui laissent plus ou moins tomber le voile de la fameuse abaya et du niqab, prison vestimentaire obligatoire il y a peu encore aussi des Saoudiennes. 

On aurait aimé que tout cela se produise plus tôt !
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Et pour les invisibles étrangères, à suivre...

Et les étrangères, ces dizaines de milliers de femmes, domestiques pour la plupart (environ 300 000 selon le ministère saoudien du travail, donc sans doute plus...), dont les  mauvais traitements à leur égard ont été révélés par des violences parfois mortelles, bénéficieront-elles de retombées de ces ouvertures envers les droits des femmes ? Zeina El Tibi en est convaincue : "Cette dynamique enclenchée aura des effets sur les sociétés chargées de recruter ces domestiques ou autres travailleurs étrangers. Elles seront obligées de tenir compte des changements internes et de les répercuter sur les contrats de travail, sur leurs façons de faire. malgré les rétrogrades, la tendance à la modernisation devrait prendre le dessus. D’autant plus que l’esprit islamiste salafiste est combattu par le prince héritier…" Espérons le. 

Suivez Sylvie Braibant sur Twitter @braibant1