Fil d'Ariane
17 janvier 2011, Tunis, une femme sort d'une boulangerie.
"La Tunisie se dirige inexorablement vers l’égalité dans tous les domaines !", annonçait Béji Caïd Essebsi le dimanche 13 août 2017. Depuis qu'en 1956, le "code du statut personnel" abolissait la polygamie, interdisait le mariage forcé, la répudiation, et permettait le divorce, la Tunisie fait figure de pionnière dans le monde musulman en matière d'égalité entre femmes et hommes. Et après la révolution de jasmin, la Constitution adoptée en 2014 stipule explicitement que les "citoyens et citoyennes sont égaux en droits et devoirs".
Il est pourtant un domaine où les Tunisiennes demeurent aussi mal loties, ou presque, que leurs semblables du monde arabo-musulman : le droit à l’héritage. Issu du droit coranique, le code successoral tunisien prévoit que la femme n'hérite que de la moitié de la part de l'homme, du même degré de parenté. "En ce qui concerne vos enfants, Dieu vous prescrit d’attribuer au garçon une part égale à celle de deux filles", énonce un verset du Coran.
Le 11 mars 2018, pour la première fois, un millier de Tunisiennes manifestaient spécifiquement contre l'inégalité en matière d'héritage. Elles réclamaient une réforme du code successoral pour que les hommes n'héritent plus systématiquement du double de ce qui est légué aux femmes.
Aujourd'hui, grande marche pour l'égalité de l'héritage #tunisie #feminisme pic.twitter.com/xQU2G5LdQx
— willis from tunis (@willisfromtunis) March 10, 2018
De fait, les femmes représentent aujourd'hui plus d'un quart de la population active. Elle contribuent donc, de plus en plus, à la constitution du patrimoine familial. En outre, depuis que la Constitution de 2014 garantit l'égalité des droits entre femmes et hommes, le droit successoral s'exerce en violation de la loi fondamentale. "Mais l'égalité dans l'héritage, explique Bochra Belhaj Hmida qui, jusqu'à récemment, présidait la Commission des libertés individuelles et de l'égalité (Colibe), reste une question aussi taboue que la dépénalisation de l'homosexualité ou la peine de mort en Tunisie."
Créée en août 2017 par le président Caïd Essebsi, la "Colibe" planche, entre autres, sur la question. Le président en avait tiré un projet de loi entériné en novembre 2018 par le conseil des ministres, qui devait être examiné par le Parlement. Une première dans le monde arabe après la Turquie laïque, affranchie de la charia en matière de succession depuis 1923 et les tentatives avortées de l'Iran pour garantir l'égalité des filles et des garçons devant l'héritage. Le projet de loi est lancé à grand bruit en Tunisie, et la communauté internationale de saluer l’"exception tunisienne".
Tout est bon pour faire passer d’autres projets de loi devant la réforme de la succession.
Bochra Belhaj Hmida, présidente de la Colibe
Or depuis, entre problèmes économiques, menace terroriste et décès du président Caïd Essebsi, il n'y a eu que des auditions de ce projet de réforme de la loi successorale : par la présidence de la république, qui l'avait initié, et par le ministère de la Justice. Aucun effort n’a été fait pour passer à l'examen du projet, qui se trouve aux mains de la Commission des affaires sociales et de la santé de l’ANC (Assemblée nationale constituante), une commission qui traite pêle-mêle tout ce qui concerne les femmes. "Tout est bon pour faire passer devant d’autres projets de loi qui n’ont même pas la priorité. La majorité étant à Ennahdha. On ne peut pas s'étonner de voir le parti islamique retarder l’examen d'un tel texte, c’est logique," admet Bochra Belhaj Hmida d'un ton las.
La volonté politique est inexistante, certes, mais le projet est encore en vie, et aucun obstacle juridique ou constitutionnel ne s'y oppose. Il a maintenant besoin du soutien des têtes de liste des partis politiques – que les partis favorables ne craignent pas la désaffection des électeurs s’ils soutiennent le projet. "Parce que les islamistes, eux, savent ce qu’ils veulent. Ils ont un programme, des stratégies très claires," explique la présidente de la Colibe.
L’essentiel reste donc le soutien de la société civile – qu’elle n’oublie pas la réforme. Or difficile à dire où en sont les mentalités, tant le sujet a divisé la société, d'autant que les sondages sont rares et approximatifs. "Ce qui est sûr, affirme Bochra Belhaj Hmida, c’est que les opposants au projet ont bénéficié d’une tribune que nous n’avons pas eue. Des semaines durant, au fil des prêches dans les mosquées, un vendredi après l'autre, les imams ont fait leur travail de sape, citant par leur nom les défenseurs du projet, les vouant à l'enfer et les accusant d’apostat, ce qui équivaut à une menace."
Contrairement à ce qu'annonçait le battage médiatique autour de l'adoption du projet de loi par le gouvernement il y a un an, la presse, en majorité favorable à la réforme, pourtant, n'en ont pas profité pour examiner cette question dans toutes ses dimensions, déplore la présidente de la Colibe. "Il aurait fallu que les journalistes consultent tout un panel de spécialistes, du théologien au psychologue en passant par le sociologue pour en soulever tous les aspects".
Et pourtant, les Tunisiens commencent à prendre du recul par rapport à leur position traditionnelle. Certains vont même jusqu'à contourner la loi coranique, notamment à la faveur de la loi de 2007 sur les exonérations fiscales en cas de donations au conjoint et aux enfants. "J'ai vu des gens très pieux se justifier auprès d'un entourage choqué avec cet argument imparable : 'Tant que je suis vivant, ce n’est pas un héritage. Alors ne ne me dites pas que mon geste est contraire au Coran.'"
Une famille unie n'explose pas face à la justice
Bochra Belhaj Hmida, présidente de la Colibe
Autre argument magistral avancé contre l'égalité de l'héritage : elle ferait exploser les familles. Mais dans toutes les couches de la société, quand il ne reste qu’une maison en héritage, combien de filles sont expulsées par leurs frères ? Ils prennent tout et privent leurs sœurs de leurs droits, sans que cela ne dérange personne ; parfois, quand les victimes ont les moyens, ces affaires atterrissent devant les tribunaux. Au temps pour la cohésion familiale ! "Une famille unie n'explose pas face à la justice", remarque Bochra Belhaj Hmida.
Ce 8 août 2019, la Tunisie fait encore un pas de plus vers l’égalité homme-femme : les Tunisiennes ont désormais le droit de déclarer elle-même la naissance de leurs enfants à l’état-civil.
En #Tunisie, les femmes auront enfin le droit de déclarer elles-mêmes la naissance de leurs enfants. La loi n'accordait ce droit qu'au père, au personnel médical et aux témoins. https://t.co/IdO66efFIF
— ORÉGAND (@OREGAND1) August 12, 2019
Il reste néanmoins plusieurs grands chantiers en cours. Ainsi, "autorité parentale" doit, à terme, remplacer "autorité paternelle" sur les papiers administratifs. "Pour l’heure, c’est l’autorité paternelle qui prévaut. Dans un esprit de coopération avec son épouse, bien sûr, mais tout cela reste trop flou. Seule la femme divorcée a le droit de gérer l’argent, les voyages, la vie de ses enfants. La femme mariée, elle, n'a le droit que d'être d'accord avec son mari," explique Bochra Belhaj Hmida.
Quant à la loi sur le droit du maintien des veufs au domicile conjugal, elle concerne, à vrai dire, surtout les veuves, puisque les femmes ne sont, en général pas propriétaires. Lorsque le père décède, la mère se retrouve avec 1/8e ou 1/16e de la propriété en héritage, les fils vendent et elle se retrouve à la rue. Un veuf, lui, restera propriétaire à la mort de sa femme...
L'année 2019 est riche en échéances électorales en Tunisie : septembre pour la présidentielle et octobre pour les législatives. "Un progrès énorme pour la place des femmes dans la société serait la parité à la tête des liste électorales. Alors les choses bougeront vraiment", assure Bochra Belhaj Hmida. Car "si aucun parti ne peut prétendre défendre les intérêts des femmes, c'est parce que les femmes sont absentes dans les sphères de la décision politique et que tous les programmes tournent autour de l’intérêt de l’homme."