Fil d'Ariane
La fuite début mai d'un projet de décision de la haute cour a fait l'effet d'une bombe: sa majorité conservatrice semble prête à enterrer l'arrêt "Roe v. Wade" qui, depuis 1973, garantit le droit des femmes à interrompre leur grossesse aux Etats-Unis. Les Etats auront alors toute latitude pour autoriser ou interdire les IVG sur leur sol.
La décision définitive est attendue d'ici au 30 juin. A l'approche de l'échéance, les grandes manoeuvres s'accélèrent chez les défenseurs et les opposants au droit à l'avortement, en prévision de ce qu'ils appellent "le monde post-Roe", avec une Amérique divisée en deux.
Avortement aux #USA, le #Mississippi au cœur de la bataille
— Olivier Jorba (@OlivierJorba) June 10, 2022
Dans quelques jours, la Cour suprême devrait rendre une décision qui fera basculer le droit à l’avortement aux États-Unis. La plus haute juridiction américaine envisage de rendre aux différents États le droit de choisir. pic.twitter.com/RzWjiNEkEV
A la tête d'Alliance Brigid, une organisation qui aide les Américaines à avorter en dehors de leur Etat, Odile Schalit se prépare "au pire" et "redouble d'efforts" en prévision d'un arrêt de la Cour suprême qui pourrait rendre ses services encore plus indispensables. La militante se prépare à des flux intenses. "On recrute autant qu'on peut, on mène des campagnes de sensibilisation, on essaie d'augmenter notre liste de donateurs", énumère-elle.
Sur sa page Facebook, l'organisation cite l'histoire de Kelly, présentée dans Today.com, qui est tombée enceinte suite à une agression et n'a appris la grossesse que lorsqu'elle n'a pas pu accéder aux soins dans son État d'origine, le Texas. Elle a été forcée de prendre l'avion pour le Nouveau-Mexique et de dépenser plus de 10 000 dollars pour ses soins. Selon les statistiques de The Brigid Alliance, les coûts financiers de soutien liés aux déplacements de femmes voulant se faire avorter ont terriblement augmenté depuis le début de l'année, en comparaison avec les années précédentes.
L'équipe d'Odile Schalit compte aujourd'hui dix salariés, qui organisent et financent chaque mois les voyages d'environ 125 femmes ayant dépassé les délais légaux pour avorter dans leur Etat. Elle vient de recruter six employés supplémentaires afin d'aider jusqu'à 200 femmes par mois d'ici à la fin de l'année. Mais, si Roe tombe, "on n'arrivera pas à répondre à tous les besoins", reconnaît-elle.
Pourtant, elle a constaté dernièrement un bond des dons.
Des habitants de New York ont même organisé une levée de fonds pour l'Alliance Brigid en vendant des gâteaux. "Ça réchauffe le coeur de voir le soutien exprimé depuis la fuite du projet d'arrêt."
[Nos cœurs (et nos estomacs) sont "pleins" depuis de ce week-end, grâce à une vente de pâtisseries pour soutenir les droits à l'avortement. Merci à tous les boulangers et pâtissiers qui ont donné de leur temps et de leur talent, à tous ceux qui ont assisté et contribué, à l'équipe Alison Leiby: Oh God A Show About Abortion, et aux organisatrices extraordinaires Natasha Pickowicz et Alison Leiby pour leur générosité et engagement en faveur de l'accès à l'avortement. Nous vous sommes très reconnaissants.]
Selon le Guttmacher Institute, 26 des 50 Etats américains, principalement dans le Sud et le centre conservateurs et religieux du pays, sont prêts à bannir les IVG dès que la Cour suprême aura fait volte-face.
Neuf ont gardé dans leur arsenal des lois adoptées avant 1973 pour interdire les IVG, qu'ils pourront immédiatement ressusciter. Treize (dont quatre sont aussi dans le premier groupe) ont adopté récemment des lois dites "zombie" ou "gâchette" qui sont en sommeil mais entreront quasi automatiquement en vigueur si les juges suprêmes modifient leur jurisprudence. S'y ajoutent quatre Etats dotés de textes interdisant d'avorter dès six semaines de grossesse. Bloqués en justice, ils pourront entrer en action si le cadre légal change.
Les Etats démocrates des côtes, où l'avortement restera légal, se préparent donc à un afflux dans leurs cliniques.
Pour y faire face, le Connecticut ou le Delaware viennent d'élargir le nombre de professionnels autorisés à pratiquer des avortements, pour inclure les infirmières et les sages-femmes. Les élus de Californie ont eux débloqué 152 millions de dollars pour soutenir l'accès aux IVG, la gouverneure de New York a promis 35 millions...
La puissante organisation Planned Parenthood, qui réalise plus du tiers des quelque 850.000 avortements annuels aux Etats-Unis, renforce pour sa part les moyens de ses cliniques au Colorado ou l'Illinois, frontaliers d'Etats susceptibles d'interdire les interruptions de grossesse.
[Nous sommes allé-e-s dans la rue, sur internet. Maintenant, nous prenons la route. Entre le 14 et le 17 juin, la caravane #libérezavortement va se rendre au coeur des communautés les plus touchées par les lois extrêmistes sur l'avortement. Rejoignez-nous]
De simples citoyens se mobilisent également. Le forum de discussions Reddit abrite depuis mai 2019 un groupe de "Aunties" ("Tatas") qui offrent anonymement leur aide aux femmes désirant avorter. Depuis mai, le nombre de membres a explosé, passant de 45 à plus de 75.000.
"Je suis sexagénaire, à la retraite et je veux vraiment aider", écrit une "Tata du centre du Tennessee", en proposant de véhiculer les femmes des Etats voisins. "C'est formidable, on va avoir besoin de plus de mains", commente Odile Schalit, tout en invitant ces bonnes volontés à se tourner plutôt vers des organisations structurées "afin d'éviter d'ajouter au chaos".
Les opposants à l'avortement ont en effet multiplié ces dernières années les "centres de grossesse de crise" où ils attirent - en jouant de l'ambiguïté de leur nom - les femmes désirant avorter pour essayer de les dissuader.
Mission éco aux #USA de la Princesse Astrid & @DavidClarinval @wborsus & @SmetPascal:
— Julie Capoulade (@JulieCapoulade) June 9, 2022
Lors des rencontres avec les autorités, dont @MassGovernor, rappelez-leur que le droit à l’#avortement est un droit fondamental. #BEmissionUSA #RoeVWade #BansOffOurBodies #MyBodyMyRights pic.twitter.com/2Ip11IUgnO
La mobilisation se concentre aussi autour des pilules abortives, qui représentent aujourd'hui la moitié des IVG aux Etats-Unis. Approuvée aux États-Unis, par la Food and Drug Administration (FDA), il y a plus de 20 ans, elle est devenue une option pour les femmes qui veulent mettre un terme à leur grossesse. Elle a même été recommandée par le Collège américain des obstétriciens et des gynécologues, qui la considère comme "sûre et efficace". Faciles à acheter sur internet, via des sites opérant à l'étranger, elles peuvent être utilisées sans risque significatif jusqu'à dix semaines de grossesse.
L'organisation Planned Parenthood publie sur sa page Facebook un clip de campagne expliquant les moyens de se procurer un contraceptif ou une pilule abortive.
[Chacun-e devrait avoir la liberté de contrôler son corps et sa vie. Chez Planned Parenthood, nous croyons cela, et nous croyons aussi en vous. Il est important pour nous que chaque personne reçoive des soins de santé et une éducation de haute qualité dispensés par des experts de premier plan.]
Mais conscients que leur existence réduit la portée de leur interdit, plusieurs Etats conservateurs cherchent la parade. Certains ont interdit les rendez-vous initiaux en télémédecine ainsi que les envois par la poste comme le Texas et l’Oklahoma, rejoints récemment par le Kentucky et le Dakota du Sud. Certains États ont aussi légiféré pour que les médecins ne puissent prescrire la pilule qu’à l’intérieur de leurs frontières physiques. De son côté, le groupe antiavortement Americans United for Life a décidé de faire "sa priorité pour 2022" son combat pour l'adoption de lois contre cette pilule.
"Annuler Roe v. Wade va mener au chaos total, conclut l’avocate Amanda Allen, directrice de The Lawyering Project, dans un entretien au quotidien Le Devoir, Les États vont se liguer les uns contre les autres, tentant de faire respecter leurs propres lois par les résidents des autres États."