Droit à l’avortement en régression en Turquie: le triste modèle roumain

D’ici fin juin, la Turquie sera dotée d’une loi qui restreint non seulement l’interruption de grossesse volontaire, mais aussi le recours aux césariennes. Un double recul qui rappelle le sinistre décret 770, du 1er octobre 1966, pris par le tyran Ceausescu pour fortifier sa politique eugéniste et de redressement de la natalité. Au delà des milliers de morts certaines de femmes que la pratique des avortements clandestins ne manquera pas de provoquer, les droits des femmes de Turque subissent ainsi de nouveaux coups de boutoir.
Chronique d'une tragédie annoncée
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Droit à l’avortement en régression en Turquie: le triste modèle roumain
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Droit à l’avortement en régression en Turquie: le triste modèle roumain
Mine Kirikkanat, journaliste, écrivaine, dont plusieurs romans policiers ont été traduits en français. Le dernier “Le sang des rêves“ est paru aux Éditions Métailié, en 2010
Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan avait tout juste 12 ans, quand le régime de Nicolae Ceausescu avait promulgué le décret 770 en Roumanie. Et il serait bien étonné aujourd’hui de constater combien ses convictions sur l’avortement et sa volonté de l’interdire en Turquie, sont en osmose avec les élucubrations finalement meurtrières de feu un tyran communiste et son oukaz daté du 1er octobre 1966.

L’homme fort de La Turquie dont plus personne n’ose contester le pouvoir hégémonique, a déclaré récemment : « J’ai parlé à mon ministre (de la santé), nous rédigerons cette loi et nous la passerons ! »
Aussi bien les Turcs de son camp que ses adversaires, savent à quoi s’en tenir avec ces proclamations : aussitôt dit aussitôt fait, ses voeux sont des ordres et ses décisions irréversibles. Son parti lui obéit au doigt et à l’oeil, l’opposition bat du vent. La condition féminine étant celle qu’elle est sous un pouvoir islamiste, malgré la levée de boucliers du camp laïc et des associations féministes, l’ordre du Sultan, comme on appelle dorénavant Mr Erdogan, sera exécuté promptement. D’ici fin juin, la Turquie sera dotée d’une loi qui restreint non seulement l’interruption de grossesse volontaire, mais aussi la césarienne.

Justement, les clés de la logique de Mr. Erdogan sur le sujet et ses similitudes avec le décret 770 de Ceausescu, on les découvre dans son positionnement par rapport à la césarienne, plus que sur l’avortement qu’il qualifie de « crime » et de « massacre », des propos somme toute banals chez les extrémistes de tout bord.
« La césarienne est un phénomène qui vise à freiner la population d’une nation. Une femme qui subit la césarienne ne peut enfanter que deux fois. Pourquoi ne pas faire plus d’enfants ? » interroge le Premier ministre. Ajoutez à cela ses prêches sur « La Turquie sera d’autant plus grande que son taux de natalité sera élevé», ou encore « Chaque couple se doit de faire plus de 3 enfants »…  et vous comprenez que les préoccupations du premier ministre turc sont claires : la loi turque qui restreindra l’interruption volontaire de grossesse comme la césarienne part du même principe et porte les mêmes intentions que le décret roumain des années soixante.

Un nouvel eugénisme caché ?

Le décret 770 était motivé par la politique de « l’homme nouveau » voulu par Ceausescu : l’objectif était de fabriquer une nouvelle génération, élevée dans l’orthodoxie communiste et capable de prendre en main le pays. Pour y parvenir, il décida donc, entre autres, d’interdire tout avortement et toute césarienne aux femmes de moins de 45 ans qui n’avaient pas encore conçu au moins 4 enfant.

Est-ce un hasard ? Mr Erdogan a annoncé une autre bonne nouvelle le 4 février 2012, au Congres de La Jeunesse de l’AKP : « Je veux une jeunesse musulmane, pieuse, moderne et vindicative ! »
Aussitôt dit, aussitôt fait encore une fois : la loi sur l’éducation nationale est changée. Le nouveau texte promulgué le 30 mars, sera appliqué dès la rentrée 2012 : 5000 établissement primaires et secondaires relevant d’un enseignement dit laïc seront transformés en écoles religieuses où l’étude du coran sera obligatoire au même titre que les autres matières. Les diplômés, encore jeunes, qui en sortiront seront honorés du titre d’imam, hafiz (chanteur de prière) et hatip (prêcheur) et ils pourront continuer leur études à l’université, d’ou sortiront alors des médecins-imams, des ingénieurs-imams, etc.

Quant aux femmes qui par de telles écoles non mixtes, elles ne peuvent être imam ; elles se contenteront de prêcher ou chanter dans les cercles féminins, d’être femme voilée au foyer, infirmière ou médecin pieuses, refusant de soigner les hommes…
Mais elles se feront une joie d’enfanter au moins 3 bons musulmans.
 
Droit à l’avortement en régression en Turquie: le triste modèle roumain
Les manifestations féministes se sont multipliées dans le pays (ici, à Istanbul, le 3 juin 2012). AFP
Un pays coupé en deux

Ce n’est pas une hypothèse fantasmagorique. Avant la nouvelle loi sur l’enseignement, la Turquie comptait déjà des milliers de cours de coran et des centaines de lycées religieux  d’État, réunis sous le label« Imam Hatip Lisesi ». La moitie de la population féminine turque, parfois bardée de diplômes, vit déjà selon les préceptes de l’islam, approuve les positions du premier ministre, condamne l’interruption volontaire de grossesse, et refuse la césarienne, pour concevoir plus de 2 enfants.  

Mais l’autre moitié des femmes turques, exactement 50 %, est composée de laïques républicaines, d’Alévies qui refusent les préceptes sunnites et de musulmanes non pratiquantes qui ne sont d’accord sur rien avec Erdogan et n’ont d’ailleurs pas voté pour son parti.

De ce point de vue, on peut dire que la loi qui restreindra l’intervention volontaire de grossesse en Turquie, n’est qu’une discrimination de plus : imposer la volonté de la moitié islamiste, à la moitié non islamiste de la population féminine.
Le monde avait découvert avec horreur les dégâts engendrés par le décret 770 roumain et la politique eugéniste, en 1989, à la chute du régimes des Ceauscu : il avait entrainé la création de mouroirs pour enfants handicapés, et provoqué la mort de plus de 11 000 femmes, en raison principalement des avortements clandestins.

Mais en Turquie, c’est déjà le carnage : le nombre de femmes tuées par leurs maris, concubins ou même par des étrangers auxquels elles refusent une « faveur », s’élève à plus de 6000 en cinq ans. Depuis l’arrivée au pouvoir d’AKP en 2002, les meurtres perpétrés sur les femmes ont augmenté de 1400 % !
Le paradoxe est que l’immense majorité de ces victimes appartient à la moitié “musulmane, pieuse et vindicative” impulsée par Mr Erdogan.

Mine Kirikkanat
 

Les féministes résistent

09.06.2012Récit : Ilhame Taouifiq - Journal de TV5MONDE
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Ce projet de loi restreignant le droit à l'avortement a provoqué de vives réactions diplomatiques.

 - Le chef de la délégation européenne en Turquie, Jean-Maurice Ripert a critiqué, sans le nommer, le Premier ministre turc, à l'occasion d'un déjeuner de presse : « Certains hommes politiques ont fait des comparaisons qui ne sont pas appropriés ». Fin mai, Recep Tayyip Erdogan avait déclaré que la chaque avortement était un « Uludere » faisant ainsi allusion à la mort en décembre dernier de 34 habitants du village d'Uludere dans le sud-est de la Turquie, bombardés par erreur par l'aviation turque qui les avait pris pour des rebelles kurdes.
 - Amnesty International a aussi dénoncé « une honte des droits des femmes ». La branche turque de l'ONG a estimé dans un communiqué que les restrictions envisagés par le gouvernement étaient contraires aux droits des femmes. 

Une pétition a été lancée sur Internet pour demander l'arrêt immédiat de ce projet de loi.