Droit à l'avortement : qu'en est-il au Canada ?

La remise en question du droit à l’avortement aux États-Unis a résonné jusqu’au pays voisin, le Canada. De quoi donner de l’eau au moulin des « Pro-Vie », toujours très actifs, qui tentent par tous les moyens de limiter l’accès à l’avortement. Mais aussi de faire réagir le gouvernement de Justin Trudeau pour justement assurer à chaque Canadienne la possibilité de mettre un terme à sa grossesse si elle le veut.
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Une militante lors d'une manifestation et d'un rassemblement pour le droit à l'avortement, le samedi 14 mai 2022, à Seattle (Etats-Unis), où l'arrêt Roe est menacé d'être annulé par la Cour suprême. Au Canada, le droit à l'avortement est régi par l'arrêt de la Cour suprême canadienne, l'arrêt Morgentaler (1988).
©AP Photo/Ted S. Warren
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« On est en train de regarder le cadre légal pour voir comment on peut s’assurer que les droits des femmes vont toujours être respectés », a déclaré Justin Trudeau le 4 mai dernier.

Le Premier ministre canadien a chargé plusieurs de ses ministres d’évaluer la question afin « d'assurer que, pas seulement maintenant, mais que sous n’importe quel autre gouvernement dans l’avenir, les droits des femmes soient bien protégés ». Et le Premier ministre canadien de conclure : « Notre gouvernement ne va jamais reculer dans la défense des droits des femmes, ici, à la maison et partout dans le monde ».

Il n’existe actuellement au Canada aucune loi qui régisse le droit à l’avortement car ce sont les provinces qui gèrent les questions de santé et d’accès aux soins de santé. Et certaines en limitent l’accès, comme au Nouveau-Brunswick par exemple, province maritime de l’est du Canada, où le gouvernement conservateur a limité cet accès à trois établissements hospitaliers.

L'arrêt "Morgentaler"

Le droit à l'avortement au Canada n’est pas protégé par une loi mais par la jurisprudence, soit un jugement rendu par la Cour suprême du pays en 1988. Cette décision porte le nom du médecin qui avait fait remonter sa cause jusqu’au plus haut tribunal du pays, le Dr Henry Morgentaler.

Forcer une femme, sous la menace d’une sanction criminelle, à mener le fœtus à terme, à moins qu’elle ne remplisse certains critères indépendants de ses propres priorités et aspirations, est une ingérence profonde à l’égard de son corps et donc une atteinte à la sécurité de sa personne.
Cour suprême canadienne, 1988
morgentaler archives
Le médecin d'origine polonaise Henry Morgentaler lors d'un entretien à la télévision canadienne.
©Capture d ecran/television canada

Ce médecin avait été poursuivi -et condamné- en justice parce qu’il pratiquait des avortements dans sa clinique de Toronto alors que l’article 251 du code criminel canadien interdisait l’avortement. En 1988, la Cour suprême lui avait finalement donné raison en affirmant, à cinq juges contre deux, que cet article était une atteinte à l’intégrité physique et émotionnelle d’une femme. « Forcer une femme, sous la menace d’une sanction criminelle, à mener le fœtus à terme, à moins qu’elle ne remplisse certains critères indépendants de ses propres priorités et aspirations, est une ingérence profonde à l’égard de son corps et donc une atteinte à la sécurité de sa personne », avait alors écrit la Cour suprême. C’est donc ce jugement qui a « décriminalisé » l’avortement au Canada, mais sa pratique et son accès ne sont pas enchâssés dans une loi.

Les avis sont partagés sur la nécessité de mettre en place une loi pour encadrer la pratique de l’avortement au Canada, il y a notamment une résistance de la part de certaines provinces car cela empièterait sur leurs champs de compétence.
 

morgentaler le docteur IVG du Canada
Henry Morgentaler, le docteur IVG du Canada.
©capture ecran/Radio Canada

Un investissement de plus de 3,5 millions de dollars

Le gouvernement Trudeau vient de débloquer plus de 3,5 millions de dollars destinés à des projets améliorant l’accès à l’avortement au Canada. Une grande partie de ce financement va donc aller dans les poches de plusieurs organismes qui offrent des conseils et du soutien aux Canadiennes qui veulent se faire avorter, comme la Fédération nationale de l’avortement du Canada.

Encore aujourd’hui, il y a trop d’obstacles pour les femmes qui veulent avoir accès aux services d’avortement.
Jean-Yves Duclos, ministre canadien de la Santé

« En 2022, dans notre pays, les droits reproductifs et sexuels sont des droits de la personne, a déclaré le ministre canadien de la Santé, Jean-Yves Duclos. Malgré tout, l'accès à l'avortement reste un défi pour trop de Canadiennes. Encore aujourd’hui, il y a trop d’obstacles pour les femmes qui veulent avoir accès aux services d’avortement : manque d’argent pour le transport, une pénurie de services, un manque de renseignements, etc. ».

Ces millions doivent donc servir à améliorer l’accès à ces services. Le ministre Duclos en a profité pour se rassurer, le droit à l’avortement au Canada n’est pas menacé comme il l’est aux États-Unis : « Le cadre légal au Canada est très clair, la Cour suprême a été très claire : le droit de choisir est protégé par la Charte canadienne des droits et libertés ». Mais il a ajouté : « C’est important d’avoir la liberté de choisir, mais c’est tout aussi important d’avoir la capacité de faire ce choix ».

Sujet sensible chez les conservateurs 

Un dossier épineux pour le Parti conservateur du Canada

Quand la fuite sur la décision à venir de la Cour suprême américaine est sortie, les députés et les sénateurs du Parti conservateur du Canada se sont fait imposer le bâillon par la direction du parti : interdit de commenter d’une quelconque façon que ce soit cette nouvelle qui allait embraser les États-Unis. Car le dossier est sensible au sein de cette formation politique qui est la plus à droite sur l’échiquier politique canadien. L’un de ses chefs, Andrew Scheer, en a même perdu une élection, en 2019, parce qu’il n’avait pas pris une position claire en faveur de l’avortement.

Ils sont nombreux, dans ce parti, à être pro-vie et à vouloir revenir sur ce droit à l’avortement au Canada, près des trois-quarts si on se fie aux chiffres publiés en 2021 par la Coalition pour le droit à l’avortement au Canada et au moins le tiers du caucus au Parlement.

C’est sous l’égide de cette formation politique que des projets de loi ont été déposés en ce sens. Le gouvernement de Brian Mulroney avait voulu limiter l’accès à l’avortement en 1991, mais le Sénat avait bloqué le projet de loi. Sous l’ère de Stephen Harper, plusieurs députés ont déposé à titre privée des projets de loi qui remettaient en question le droit à l’avortement, mais sans succès. Le risque est donc très présent, si jamais les Conservateurs reprennent un jour le pouvoir au Canada, que ce droit à l’avortement soit remis en question, même si les chefs conservateurs qui se sont succédé ont tour à tour promis qu’ils ne rouvriront pas le dossier.

Les Américaines pourront venir avorter au Canada

Par ailleurs, le Canada pourrait bien devenir terre d’accueil pour les Américaines si elles sont effectivement privées de leur droit d’avorter : la ministre de la Famille, des Enfants et du Développement social, Karina Gould, a ouvert cette porte en entrevue dans une émission de CBC, le pendant anglophone de Radio-Canada : « Si des femmes viennent ici et qu'elles en ont besoin, c'est certainement un service qui pourrait leur être offert. Je ne vois pas pourquoi nous ne le ferions pas ».

A noter pour conclure qu’une vaste majorité de Canadiens sont en faveur de l’avortement, environ 4 sur 5 selon le sondage Léger récemment rendu public, alors que 14% sont contre. Il y a donc un consensus social sur cette question qui polarise les Américains.