Fil d'Ariane
Elle espère avant tout que « que le prix Sakharov sera une porte de sortie vers la liberté pour Raif, qu’il lui procurera la liberté et qu’il lui apportera un soutien moral comme ce fut le cas pour moi et nos enfants ». Ses yeux noirs s’éclairent d’une lueur d’amour… et d’inquiétude quand elle parle de son mari. Depuis qu’elle a posé le pied au Canada, Ensaf Haidar mène un combat : celui de faire libérer son mari, le blogueur saoudien Raïf Badawi, condamné par la justice saoudienne à 10 ans de prison et à recevoir 1000 coups de fouet pour insulte à l’Islam et violation de la loi sur la cybercriminalité. La frêle jeune femme de 35 ans m’accueille chez elle, dans le petit appartement de Sherbrooke, une ville à 130 kilomètres à l’est de Montréal, où elle vit avec ses trois enfants, deux filles et un garçon. Ils ont 11, 10 et 7 ans, vont à l’école du quartier, et se sont bien adaptés à leur nouvelle vie québécoise. « Mais ils vivent difficilement ce qu’il arrive à leur père, me dit Ensaf. Ils me posent beaucoup de questions et si je ne leur réponds pas, ils se tournent vers leurs professeurs. Tout cela m’inquiète beaucoup ». C’est aussi pour ça qu’Ensaf mène ce combat : depuis plusieurs semaines, son agenda est aussi chargé que celui d’un premier ministre : manifestations, rencontres de politiciens et entrevues avec des médias venus du monde entier, curieux de rencontrer cette femme portée par l’amour de son homme. Ensaf se plie avec sollicitude à ces exercices car elle sait que tout ce qu’elle fait peut venir en aide à son mari. Elle se confie avec émotion.
Les gens ne peuvent même pas s’imaginer à quel point on s’aime
Ils se sont connus, quel heureux hasard, à partir d’une erreur de numéro de téléphone ! Raïf l’a appelée, a réalisé qu’il ne parlait pas à la bonne personne mais il l’a rappelée un peu plus tard parce qu’il avait aimé sa voix… Pendant un an, ils ne se parlent que par téléphone. Ensaf finit par succomber justement parce que Raïf lui a mené une cour assidue dans ces circonstances difficiles. Après bien des embûches – parce que des histoires d’amour dans un pays comme l’Arabie saoudite ça peut parfois être très compliqué – les deux tourtereaux convolent en justes noces en 2001. Ils ont leurs trois enfants et mènent une vie normale en Arabie saoudite jusqu’à ce que Raïf, un homme moderne épris d’idées libérales et de démocratie, se mette à écrire un blogue. Les ennuis commencent alors avec les autorités saoudiennes et ils s’aggravent au point qu’en 2011, Saïf demande à Ensaf de quitter le pays avec les enfants. Saïf est arrêté un an plus tard. Depuis il est en prison.
Ensaf, elle, trouve finalement asile au Canada où elle débarque, seule avec ses trois enfants, le 31 octobre 2013, jour de l’Halloween, à Sherbrooke. « J’étais terrorisée, se souvient la jeune femme, on ne parlait ni anglais, ni français, on ne connaissait personne. Les deux premiers mois ont été très difficiles, les enfants ont intégré l’école et moi j’ai suivi des cours de francisation ». Ensaf frappe rapidement à la porte d’Amnistie internationale pour parler du cas de Raïf. L’organisme la soutient depuis sans faille, tout comme la communauté de Sherbrooke qui l’a pris sous son aile protectrice. « J’ai trouvé ici une deuxième famille, sourit Ensaf, ils sont formidables et je veux les remercier et remercier tous les Canadiens et tous les gens dans le monde qui se mobilisent pour Raïf ». Un soutien fondamental alors que sa famille en Arabie saoudite l’a reniée…
Depuis le début de l’année, chaque vendredi est une torture pour Ensaf : son mari va-t-il recevoir les 50 coups de fouet ordonnés par la justice saoudienne ? Après une première séance éprouvante le 9 janvier, les autorités saoudiennes ont annulé les séances suivantes sans jamais donner de raisons précises : est-ce parce que la santé du Saoudien est trop fragile pour endurer cette torture de nouveau ? Ou est-ce le fruit de la pression exercée par cette mobilisation internationale en faveur de Raïf ? Ensaf s’accroche à l’espoir … tout en ne cachant pas son inquiétude grandissante sur l’état de santé de son mari : « Son moral est au plus bas, sa santé psychologique n’est pas bonne, il mange peu, il dort mal, mais comment peut-on se sentir bien quand on est en prison et qu’on n’a pas vu sa famille depuis trois ans ? ».
Ensaf rêve du jour où Raïf pourra venir la rejoindre ici et mener une vie normale avec lui et leurs enfants, « je suis prête à donner toutes entrevues du monde du moment que Raïf et moi on soit ensemble pour les donner » déclare la jeune femme en imaginant la joie de se retrouver et le cirque médiatique que pourraient occasionner ces retrouvailles.
Raïf, je t’aime et tu nous manques, reviens vite, s’il te plait, reviens vite…
L’arrivée d’un nouveau roi sur le trône saoudien ouvre peut-être une porte pour Raïf. Il a gracié récemment plusieurs prisonniers, dont la militante avec qui Raïf a fondé son blogue « Free Saudi Liberals » en 2008. Une mince lueur d’espoir perce à l’horizon et elle brille dans les yeux d’Ensaf, qui sait qu’il faut maintenir la mobilisation. Pour conclure notre entrevue, elle se tourne vers la caméra et lance un message à son mari, en français, le regard intense et voilé de larmes : « Raïf, je t’aime et tu nous manques, reviens vite, s’il te plait, reviens vite… »