Fil d'Ariane
Et dire que ce Festival international des écrits de femmes (au bel acronyme de FIEF) a risqué de disparaître, faute de financement. Saint-Sauveur-en-Puisaye vit, chaque deuxième week-end de la mi octobre depuis six ans, au rythme de cet événement, à l'instigation du passionné Frédéric Maget. Rien n'était sûr pour 2018, mais il faut croire qu'au pays de natal de Colette, l'esprit de l'auteure des "Claudine" veille. Trois mois avant la date arrêtée, l'événement était sauvé. Les dizaines de festivaliers pouvaient remonter la colline jusqu'au château, résidence aujourd'hui du très charmant musée Colette, pour assister deux jours durant à des échanges ébouriffants.
Deux jours de découvertes aussi, comme celle de ces autrices suédoises du 19ème siècle, célébrées en leur temps et occupant le devant de la scène au propre comme au figuré, tant leurs pièces étaient jouées et applaudies dans les théâtres du Royaume. Avant d'être balayées des estrades et des bibliothèques, au profit d'un seul auteur devenu synonyme d'une époque, celle du "genombrott", autrement dit de la "percée" ou émergence d'une littérature nationale. August Strindberg reste aujourd'hui la seule figure de ce mouvement là, alors qu'il n'en fut qu'un maillon, artisan actif et passif de l'effacement de ces femmes dramaturges.
Dans cette veine productive de femmes de théâtre, les plus connues furent Charlotte Leffler, Alfhild Agrell et Victoria Benedictsson. Leurs drames évoquaient la condition féminine de leur temps : mariage, puritanisme, sexualité réprimée. Elles avaient aussi en commun de ne pas avoir eu d'enfant, d'être mariée et ainsi de ne pas avoir à subvenir à leurs besoins, ce qui leur permettait d'écrire, mais de devoir le faire sous pseudonyme. Et surtout, ce dernier point de rencontre, leur disparition en quelques années des anthologies et des rayons des bibliothèques.
La seule qui connut une certaine aura après sa mort, ce fut pour de mauvaises raisons : Victoria Benedictsson mit fin à ses jours à l'âge encore très jeune de 38 ans, après avoir été traitée "d'écrivaine à dames" par un critique particulièrement cruel. Elle tenait un journal intime qui lui, contrairement à ses autres écrits, passera à la postérité, sans doute parce que c'est un genre littéraire habituellement accolé au "deuxième sexe", comme nous le dit Corinne François-Denève, enseignante chercheure à l'Université de Bourgogne (Dijon) et autrice, metteuse en scène, directrice d'une compagnie théâtrale (Benoît Lepecq), un condensé qui fait d'elle encore une rareté...
Des autrices polygraphes, romancières, journalistes ou dramaturges, qui évoquaient des thèmes contemporains, des "proto-féministes", nous explique l'universitaire : travail des femmes, corps des femmes, indépendance, etc. Et dont l'"invisibilisation" se mit en marche de leur vivant même pour faire toute la place à August Strindberg - auteur également d'un essai sobrement intitulé "De l'infériorité de la femme".
Durant 10, 15 ans, ces autrices suédoises eurent beaucoup de succès, puis leur notoriété a diminué au profit d'August Strindberg qui ne ménageait pas ses attaques à leur encontre
Corinne François-Denève, autrice, metteuse en scène, enseignante à l'Université de Bourgogne
La Suède se veut championne de l'égalité entre les femmes et les hommes. Il fallut pourtant attendre les années 1970 pour qu'une recherche sur ces autrices soit menée à l'université, que leurs biographies intéressent des chercheur.es contemporain.nes, que leurs textes soient réédités et que leurs pièces soient à nouveau mises en scène au début de ce 21ème siècle.
Ton épouse était devenue cette non entité que toi tu appelles une épouse dans toute sa splendeur !
Alfhild Agrell dans Räddad
En 2016, Alfhild Agrell est enfin présentée au public français. Grâce encore à Corinne François-Denève qui traduit "Räddad" de 1882 sous le titre "Sauvé" (Collection des quatre-vents de L'avant-scène théâtre) puis la met en scène. Une lecture en était proposée au public du FIEF à Saint-Sauveur-en-Puisaye, le 13 octobre 2018.
L'autrichienne Elfriede Jelinek n'a pas sombré dans l'oubli. Pas encore. La prix Nobel 2004 de littérature est sans doute l'une des auteures dramatiques les plus jouées sur scène, et bien au delà du seul monde germanophone. Son oeuvre est abondante et multiforme : une dizaine de romans, une quarantaine de pièces de théâtre, une collection d'oeuvres radiophoniques, des quantités de textes pour la presse, comme autant de collages et de tissages qui disent la violence de notre monde. Et à l'inverse de nombre de ses consoeurs, elle ne renie pas une écriture féminine, une forme radicale issue de cet engagement là, même si d'autres combats surgissent au fil de ses lignes : les migrants, le nucléaire, les inégalités sociales, et "last but not least" Trump. Une écriture explosée en réponse à la violence qui nous gouverne, et une insolence jusque dans les apparences : sans aller comme Jean Paul Sartre jusqu'à refuser son Nobel, elle ne se rendit pas à Stockholm pour le recevoir. Et désormais, c'est son alter ego marionnette qu'elle diligente pour lui rapporter ses (nombreuses) récompenses.
Sarah Neelsen, maître de conférence à la Sorbonne, s'est plongée dans "un corpus d'oeuvres moins connues, comme en suspension, volantes, éparpillées". Sa thèse explorait « Les essais d'Elfriede Jelinek - Genre, relation, singularité » (408 pages, éd Honoré Champion). Lors d'une brillante (et drôle) conférence au FIEF 2018, elle revient sur une question sous-jacente à la mosaïque littéraire assemblée par Elfriede Jelinek : "Qu'est ce que la création féminine en dehors de la maternité ?"
Sarah Neelsen nous dit encore que contrairement à nombre d'écrivaines, Elfriede Jelinek n'a plus eu besoin, assez rapidement dans sa carrière, de se battre pour être connue et reconnue. Ce qui ne l'empêchait pas de s'engager pour aider ses paires moins visibles.
Elfriede Jelineck est l'une des seules à thématiser une écriture de femme, mais il ne faudrait pas la réduire à cela, son engagement était beaucoup plus large.
Sarah Neelsen, maître de conférence à la Sorbonne
Des écrits de femmes. Mais une écriture au féminin ? C'est la question, celle qui traverse toutes les rencontres d'auteures, avec un refus souvent affiché de se laisser enfermée, par peur peut-être aussi d'être marginalisée. Comme on pouvait l'entendre à Saint-Sauveur-en-Puisaye chez ces jeunes dramaturges françaises interrogées sur la pertinence ou pas du concept d'écriture féminine...
"J'ai tendance à penser qu'écrire n'est pas genré mais je n'exclus pas qu'il y ait une écriture féminine" convient ainsi Mariette Navarro, dramaturge et poétesse. Avant d'ajouter : "Quand j'écris je suis tour à tour femme ou homme. Mais, mes personnages sont de plus en plus féminins, et mon écriture est consciemment tournée vers ces 'elles'." Sarah Vermande/Gurcel, deux noms qu'elle utilise pour jouer ou traduire, en particulier la prolifique écossaise Linda McLean, réfléchit à voix haute : "Sur scène, il y a des corps de femmes et d'hommes, et même des corps qui ne sont ni l'un ni l'autre. Aujourd'hui le genre se trouble de plus en plus, et cela se voit. Alors, s'il y a une féminité de l'écriture, c'est en tant qu'expérience sociologique du monde."
Question résolue, en un temps bien peu propice à l'émergence d'écrivaines, de façon définitive par Marguerite Duras ou Nathalie Sarraute. Ann Jefferson de l'Université d'Oxford dit en préambule au sujet de Sarraute, seule écrivaine (avec Duras) rattachée au mouvement du "Nouveau Roman" : "Nathalie Sarraute ne serait certainement pas venue à Saint-Sauveur-en-Puisaye. Elle refusait de participer à des panels uniquement composés de femmes. Elle refusait jusqu'au mot même de romancière avec un e final. Et elle aurait été furieuse que l'on parle d'elle dans un festival où il n'est question que d'écrits de femmes". En écho, Florence de Chalonge (Université de Lille) évoque chez Duras "une création en méconnaissance totale des genres."
Reste la place des femmes auteures, metteuses en scène, directrices de compagnies ou de théâtres, encore si peu visibles, si peu nombreuses aux postes de création ou de direction. Murielle Magelan, écrivaine et metteuse en scène, dit par exemple : "Au début, je me sentais fragilisée, mais je pensais que c'était le sort de tout auteur. C'est seulement après que j'ai réalisé que c'était parce que nous étions discriminées, nous les auteures, en tant que femmes."
C'est cette discrimination générale, qui se retrouve dans les chiffres du rapport diligenté par le ministère de la Culture sous la direction de Reine Prat, qui a conduit le comité scientifique du FIEF à choisir ce thème pour son édition 2018 : 85% des textes représentés sont écrits par des hommes ; 78% des spectacles joués sont mis en scène par des hommes ; 81% des des dirigeants de l'administration culturelle sont des hommes ; 75% des théâtres nationaux dramatiques ou lyriques sont dirigés par des hommes ; les subventions et les budgets accordés aux femmes sont d'un tiers inférieurs à ceux des hommes...
Il faut dire que l'autrice, metteuse en scène et comédienne Carole Thibault avait jeté une lumière crue sur cette inégalité au festival d'Avignon, le 13 juillet 2018, un magistral #MeToo lancé à la faveur de son Molière (récompenses nationales pour le théâtre en France, ndlr) :
"(.../...) La Cour d'honneur d'Avignon c'est comme les Molière. Quand tu es une femme artiste, une de ces femmes qui a la prétention d’être de ce côté-là de la création, je veux dire autrice, metteuse en scène, conceptrice d’œuvres, quand tu es une de ces bonnes femmes qui a cette prétention-là, tu sais que tout ça n’est pas pour toi.
Mets-toi bien ça dans le crâne, petite bonne femme créatrice : la Cour d’honneur et les Molière ne sont pas pour toi.
Ou alors tente le jeune public. Le jeune public ici c’est un endroit réservé aux bonnes femmes créatrices. (.../...)"
50 à 60% des histoires écrites le sont par des femmes. Et pourtant malgré leur succès, elles vont disparaître, réduites à 3% dans les anthologies littéraires
Frédéric Maget, Festival international des écrits de femmes
Frédéric Maget est un passionné des écrits de femmes. Il est président de la Société des amis de Colette et directeur de la maison de Colette. Et surtout, il est à l'initiative de ce FIEF sur les terres de son écrivaine culte, qu'il porte d'année en année à bout de bras. Il parvient à attirer sur cette colline de la Puisaye, quelque peu enclavée, des stars du monde entier, de la littérature, de la recherche universitaire, ou cette année 2018 du théâtre. Avaient répondu présentes, entre autres, Dominique Blanc, Isild Le Besco, et bien sûr Carole Thibaut.
Mais ce deuxième week-end d'octobre retenu pour la tenue du festival a bien failli tourner court en 2018. Malgré des salles combles, de l'ouverture jusqu'à la fermeture, des librairies présentes, des dédicaces assurées, les subventions avaient été annulées. Pour cette fois, le talent de persuasion et la diplomatie de Frédéric Maget auront permis de tenir les délais. Mais qu'en sera-t-il l'an prochain ? Parce que ce rendez-vous annuel, les Terriennes l'attendent... Avec bonheur.