Fil d'Ariane
Dans la récente tribune polémique de cent Françaises revendiquant le «droit d’importuner», une phrase a fait bondir les experts en «études de genre»: celle proclamant qu’il fallait «éduquer les filles […] de sorte qu’elles soient suffisamment informées et conscientes pour pouvoir vivre pleinement leur vie sans se laisser intimider ni culpabiliser».
Outre le fait que bien des parents n’ont pas attendu ce texte pour lire aux fillettes Le Petit Chaperon Rouge, qui les met en garde contre le grand méchant loup depuis des siècles, cette saillie laisse surtout «croire que le problème serait les filles, alors qu’elles sont la cible de différentes formes de sexisme», estime Caroline Dayer, sociologue des genres et experte en prévention des violences et discriminations pour le canton de Genève. Pire selon elle, cette sentence oblitère l’enjeu majeur que représente l’éducation des garçons dans les questions d’égalité.
Dès 3 ans, les enfants ont conscience que les adultes ont des conduites différentes en fonction du sexe assigné
Caroline Dayer, spécialiste des questions de genre à Genève
Car les jeunes pousses masculines sont loin d’être épargnées par les clichés sexistes qui peuvent contaminer leurs relations avec le sexe opposé, mais aussi nuire à leur épanouissement. Les clivages commencent même dès le berceau puisque, selon des études, l’interprétation des pleurs des bébés n’est pas toujours identique: aux larmes des nourrissons féminins sera associée la peur, à celles des bébés masculins, la colère… et donc moins tolérées.
Pour s’en convaincre, les enseignants d’une école maternelle suédoise se sont filmés plusieurs jours dans leur travail. Ils ont découvert que, même au pays de la parité chevillée aux lois (la Suède est 4e au rang du classement mondial Global Gender Gap), ils n’avaient pas la même attitude envers les deux sexes, réclamant plus souvent aux fillettes la sagesse, et consolant moins les garçonnets. L’école a adopté plusieurs solutions radicales pour rétablir l’équilibre, notamment en bannissant les termes «fille» et «garçon» au profit du pronom neutre «hen», disponible dans la langue suédoise.
Nous décourageons nos fils d’avoir des intérêts considérés comme féminins. On leur dit d’être durs à tout prix
Claire Cairn Miller, journaliste au «New York Times»
«Nous essayons d’enlever les barrières qui empêchent les garçons et les filles de faire ce qu’ils et elles veulent, afin que les enfants aient les mêmes chances de sentir et s’exprimer», clame la directrice Lotta Rajalin, qui donne aussi des TED Talks sur les bienfaits de l’éducation neutre. D’autant que les enfants repèrent tôt les différences de comportements, comme le souligne Caroline Dayer: «Dès 3 ans, ils ont conscience que les adultes ont généralement des conduites différentes en fonction du sexe assigné, et les pratiques genrées vont encourager les enfants à investir certaines activités et développer davantage certaines compétences. Par exemple, les filles sont plutôt incitées à travailler le langage, les relations et la gestion des émotions, mais aussi à être dociles. Les garçons sont davantage incités à l’exploration, l’autonomie, la transgression et l’affirmation de soi, mais sont moins bien outillés sur la gestion des émotions…»
Et dès 10-12 ans, selon cette fois une étude codirigée par l’OMS à travers le monde, les clichés selon lesquels les filles seraient naturellement plus passives et les garçons physiquement plus forts et indépendants sont intégrés, ce qui «fait courir un grand risque aux filles de quitter l’école précocement, de subir des violences physiques ou sexuelles, et peut pousser les garçons à se montrer violents ou à consommer des drogues», conclut l’enquête.
L’inégale répartition des tâches domestiques et des rémunérations s’immisce même au royaume des bambins, puisque les filles entre 10 et 17 ans consacrent deux heures hebdomadaires de plus que les garçons aux corvées ménagères, tandis que ceux-ci sont 15% plus susceptibles d’être payés quand ils font ces mêmes tâches, d’après une enquête de l’Université du Michigan. Le sexisme du marché du jouet, qui n’a cessé de développer des mini-aspirateurs roses et des figurines de superhéros agressifs, n’arrange rien, même si certains distributeurs, tels les hypermarchés Super U, commencent à rétropédaler en publiant des catalogues dégenrés. Il faut dire que bien des parents, associations et mouvements ont grogné.
Mais il semble que l’encouragement à s’affranchir des clichés soit plus prégnant du côté de l’éducation des filles… En juin 2017, à l’occasion d’un article intitulé «Comment élever un fils féministe?», le New York Times pointait la persistance d’une construction du masculin toujours imbibée de compétition et d’intériorisation des émotions: «Nous sommes à présent plus susceptibles de dire à nos filles qu’elles peuvent être tout ce qu’elles veulent – une astronaute et une mère, un garçon manqué et une fille girly. Mais nous ne faisons pas la même chose avec nos fils […] on les décourage d’avoir des intérêts qui sont toujours considérés comme féminins. On leur dit d’être durs à tout prix, ou alors de réduire leur prétendue énergie de garçon», se désolait la journaliste Claire Cain Miller. Ce que confirme une étude du Pew Research Center sur les activités enfantines. Car si 77% des sondés se disent favorables à encourager les fillettes à s’approprier les activités «de garçon», ils ne sont que 64% à estimer qu’il est bon de faire l’inverse.
«Les coûts de la transgression ne sont pas les mêmes: une fille qui joue au foot se fera moins railler qu’un garçon qui fait de la danse, en raison de la valorisation de ce qui est considéré comme masculin», confirme Caroline Dayer. Mais la sociologue du CNRS Christine Castelain Meunier, spécialiste des genres, qui termine actuellement un essai sur l’éducation des enfants (Filles, garçons, repenser la mixité dans l’éducation, à paraître en mai chez Albin Michel) constate ces temps-ci «une légère tendance à survaloriser les filles, encouragées à se dépasser, alors qu’on renvoie toujours au garçon rêveur qu’il est mou. A l’école ou dans les familles, la nature des punitions est également plus dure à l’égard des garçons, et la société peut leur infliger pas mal de clichés pas marrants: qu’ils seraient plus désordonnés, moins bons à l’école, têtes en l’air, violents, bref, que c’est pas drôle d’éduquer un garçon. Et cela n’encourage pas vraiment au respect de soi-même.»
Ou des autres. La tribune française au nom du «droit d’importuner» distillait d’ailleurs, au passage, un certain mépris des garçons en leur prêtant de fait un instinct de chasse. Auquel l’écrivaine Leïla Slimani a répondu dans sa propre tribune: «Mon fils sera, je l’espère, un homme libre. Libre non pas d’importuner, mais libre de se définir autrement que comme un prédateur habité par des pulsions incontrôlables.»
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"Vous l’avez remarqué comme moi, n’est-ce pas? Les tueurs de masse sont toujours des garçons. Souvent jeunes, parfois plus vieux, comme à Las Vegas, en octobre dernier, où l’auteur du massacre qui a fait 58 morts était un retraité de 64 ans. Mais le tireur fou est toujours de sexe masculin. Pourquoi? Vous avez une idée? Je vous pose la question, car Internet n’est pas très disert sur le sujet. (.../...)"
> Article original > publié par notre partenaire Le Temps (Suisse)