Egalité salariale femme-homme : un index en vigueur en Suisse

Depuis le 1er juillet 2020, les modifications de la loi sur l’égalité salariale sont en vigueur en Suisse : les entreprises de plus de 100 collaborateur.trices ont jusqu’au 30 juin 2021 pour analyser les salaires de leur personnel, faire vérifier cette analyse par un organe indépendant et communiquer les résultats. Le débat sur la portée de cette mesure est ouvert. La tribune d'Eglantine Jamet, docteure en sciences sociales et spécialiste des questions de genre à Genève.
Image
14 juin affiche
Affiche de la campagne lancée par le collectif féministe suisse de la grève des femmes du 14 juin
©14juin
Partager6 minutes de lecture
L'arbre qui cache la forêt

Depuis l’annonce de ces mesures, le débat est ouvert : cela sera-t-il efficace pour avancer vers l’égalité salariale (qui devrait exister, selon la loi, depuis 1995) ? Est-ce un casse-tête administratif trop contraignant pour les entreprises ? Ou au contraire une modification qui ne va pas assez loin puisqu’elle ne concerne que 0,9% des entreprises et 46% des salarié·e·s, et surtout qu’il n’est pas prévu de sanctions en cas d’inégalité salariale avérée ?

La partie émergée de l’iceberg

Et si l’essentiel était ailleurs ? Bien sûr, on peut d’une part se réjouir de cet effort pour que ce qui est inscrit dans la loi devienne un peu plus réalité. La pression qui va peser sur les entreprises pour effectuer ce contrôle va aussi faciliter une certaine prise de conscience puisque, la plupart du temps, la direction de l’entreprise est convaincue qu’il n’y a pas d’écart salarial alors qu’aucune vérification n’a été faite. Malheureusement, dans ce domaine, la règle est simple : si rien n’a été mis en place de manière pro-active pour s’assurer que l’égalité existe, alors il est évident qu’elle n’existe pas. Pourquoi cela ? Et bien tout simplement parce que l’inégalité salariale n’est pas la maladie en tant que telle, elle n’est qu’un symptôme d’une réalité plus profonde.

L’inégalité salariale, c’est la conséquence d’un système, la pointe de l’iceberg, la partie visible et malheureusement, souvent, l’arbre qui cache la forêt. Parce que pendant qu’on s’échine à comprendre si oui ou non ces nouvelles mesures vont changer la donne, si oui ou non on aurait pu aller plus loin, si oui ou non les entreprises vont jouer le jeu, on ne parle pas du problème de fond : pourquoi les femmes sont-elles encore aujourd’hui en Suisse moins payées que les hommes ? Les études mentionnent souvent une part « explicable » de l’écart salarial et une part inexplicable, donc discriminatoire. En réalité, tout est lié.

Une hiérarchie de valeur

Si les femmes sont moins payées que les hommes (ou si les hommes sont mieux payés que les femmes), c’est parce que nous vivons encore dans un système qui valorise différemment les unes et les autres. Ce système, nous ne l’avons pas inventé, nous en avons hérité. Nous ne sommes donc pas coupables de quoi que ce soit, en revanche nous sommes toutes et tous responsables de savoir si nous avons envie de continuer à y participer ou au contraire, une fois qu’on a pris conscience des inégalités qu’il produit, si nous souhaitons le questionner et travailler à enrayer sa reproduction. En effet, l’éducation des filles et des garçons repose encore largement sur des stéréotypes de genre qui stimulent l’empathie et le soin aux autres chez les filles, la compétition et l’ambition chez les garçons, sans compter que les modèles proposés aux enfants conditionnent très tôt les filles (et seulement les filles malheureusement) à se projeter dans un rôle domestique et parental. Sans surprise, les choix de formation des jeunes conduisent ensuite les garçons à choisir des métiers mieux rémunérés et avec une progression de carrière plus intéressante, alors que, comme la crise sanitaire l’a souligné, les métiers majoritairement exercés par des femmes sont peu valorisés et mal rémunérés. La période de semi-confinement a aussi tristement rappelé à quel point le partage des tâches dans la sphère domestique était encore balbutiant, la plus grande part de ce travail gratuit (donc sans valeur ?) reposant très largement sur les épaules des femmes. C’est là qu’on en arrive à cette histoire de part explicable : si on a « choisi » un métier moins bien payé et qu’on ne l’exerce pas à taux plein parce qu’on assume 80% du travail domestique et parental (je ne parle même pas ici du manque de structures d’accueil pour les jeunes enfants ou du regard de la société sur les mères qui travaillent à plein temps), alors bien sûr la différence de salaire vis-à-vis d’un homme qui s’est orienté dans un métier mieux rémunéré et qui peut progresser librement, sans les contraintes liées à la prise en charge du foyer ou des enfants, se creuse très rapidement. En effet, c’est explicable, mais est-ce que c’est acceptable ? Et a-t-on envie que cela reste ainsi ?

Présumés compétents

Quant à la part discriminatoire, elle est en fait liée inextricablement à tout ce qui vient d’être dit. Il s’agit de la représentation inconsciente que peut se faire un employeur de l’engagement d’un ou une salarié·e dans son travail, et de sa performance. De nouveau, deux éléments majeurs entrent en ligne de compte : la disponibilité et la présomption de compétences. Sans s’en rendre compte, on craint qu’une collaboratrice devienne mère, qu’elle donne la priorité à sa vie familiale sur sa vie professionnelle, qu’elle soit moins disponible, moins flexible, moins investie dans sa carrière (et ceci porte aussi préjudice aux femmes qui n’auront pas d’enfants). Mais s’y ajoute un autre biais : les stéréotypes nous conditionnent à douter des compétences de cette collaboratrice, de sa performance, de la valeur du travail produit. Nous avons toutes et tous intériorisé, sans le savoir, ce double standard d’évaluation qui nous pousse plus facilement à douter des compétences d’une femme et à présumer des compétences d’un homme, avant même de les avoir vérifiées. Lorsqu’une femme est choisie pour assumer un poste à responsabilité, la question fuse quasi systématiquement : « Très bien, mais est-elle compétente ? », et le doute s’installe insidieusement. Il est très rare que la même réaction se produise lorsqu’il s’agit d’un homme. Les femmes que nous rencontrons dans les entreprises que nous accompagnons ou lors des processus de recrutement que nous menons sont unanimes : « On doit prouver deux fois plus ». Enfin, un salaire féminin est encore trop souvent perçu comme un « complément », un revenu d’appoint qui vient compléter le revenu essentiel, celui du chef de famille. Petite anecdote entendue récemment : une collaboratrice négociant un revenu plus important lors d’une promotion s’était vu répondre par son supérieur : « Mais qu’allez-vous faire de tout cet argent ? »

On est en 2020, on fêtera l’an prochain le 50e anniversaire du suffrage féminin, le 40eanniversaire de l’inscription de l’égalité des sexes dans la constitution, le 30e anniversaire de la première grève des femmes. Pourtant cette inégalité de valeur existe toujours. Et pour y remédier, il ne suffit pas d’en traiter les symptômes visibles, il faut s’attaquer au problème de fond : l’éducation, bien sûr et avant tout, mais aussi la prise de conscience dans les organisations de ces biais qui influencent les processus de recrutement, de promotion et de rémunération, et ne créent pas les conditions nécessaires à un monde professionnel inclusif où hommes et femmes peuvent progresser de manière équitable.
 
Eglantine Jamet
Eglantine Jamet
©Le Temps