La Russie "à visage humain"

Ekaterina Dountsova, celle qui a tenté de se présenter face à Vladimir Poutine 

Image
Commission électorale à Moscou Ekaterina Dountsova

Devant la Commission électorale à Moscou le 23 décembre 2023, Ekaterina Dountsova est entourée de ses soutiens. 

 

©Capture d’écran Telegram
Partager 6 minutes de lecture

Alors que le président Poutine vient d'être réélu, une femme aurait pu être la représentante de celles et ceux qui sont contre la guerre et pour une Russie démocratique. Ekaterina Dountsova a rassemblé des centaines de milliers de soutiens. Mais le Kremlin a coupé court à sa candidature. 

"Quel programme proposeriez-vous à la Russie, si vous deviez le décrire en quelques mots ?", demandent les deux présentateurs de la chaîne d’opposition russe Dozhd, Ekaterina Kotrikadze et Tikhon Dzyadko, à celle qui veut se présenter à la présidentielle de 2024. "La paix, l’amitié et l’amour", répond Ekaterina Dountsova en souriant. Une réponse, qui, visiblement, laisse perplexes les deux journalistes. 

Nous sommes en décembre 2023, et si Ekaterina Dountsova est une candidate atypique, le contexte dans lequel se déroule sa campagne, lui aussi, est inouï :  la guerre en Ukraine, la répression et la censure.

Une étoile filante 

La campagne d’Ekaterina Dountsova aura été brève. Un mois et demi à peine.

Le 16 novembre 2023, elle annonçait sur les réseaux sociaux son intention de se présenter à la présidentielle. "Je veux que la Russie soit un pays démocratique, épanoui et pacifiste", déclare-t-elle. 

"Ce premier pas était particulièrement stressant, confie Ekaterina Dountsova à Terriennes depuis la ville de Rjev où elle habite, à 200 km de Moscou. [À ce moment-là] la réaction [du public] était difficile à prévoir." 

Un mois plus tard, un "groupe d’initiative de citoyens" réunit environ 600 de ses partisans à Moscou et la désigne officiellement comme leur candidate à l'élection présidentielle. Un événement hors du commun en Russie, où les rassemblements de l’opposition ne sont plus autorisés. Ekaterina Dountsova s’en souvient comme du moment "le plus heureux, le plus joyeux" de sa campagne. "Il est alors devenu évident que ce qui s’y passait comptait beaucoup pour les personnes qui étaient là. Elles se sont vues, elles ont compris qu’elles ne sont pas seules", raconte-t-elle à Terriennes.

réunion des soutiens d’Ekaterina Dountsova

La réunion des soutiens d’Ekaterina Dountsova le 17 décembre 2023 à Moscou.

©Capture d’écran Telegram

La première étape requise pour l’enregistrement de sa candidature ainsi franchie, Ekaterina Dountsova dépose son dossier à la Commission électorale le 20 décembre, comme Vladimir Poutine deux jours avant : une formalité pour le président sortant, au pouvoir depuis vingt-quatre ans. 

Entre-temps, Ekaterina Dountsova est devenue une véritable star des médias d’opposition russes, mais le doute plane : n’est-elle pas utilisée par l’État pour créer l’illusion d’une "vraie" élection présidentielle ? Peu de temps après, c’est le Kremlin qui tranche : la Commission électorale a trouvé "100 erreurs" – telles que le format des dates – dans le dossier de candidature déposé par Ekaterina Dountsova. 

Elle parle comme un être humain et ressemble à un être humain, avec toutes les forces et les faiblesses que cela sous-entend. Ekaterina Schulmann

"Dans une société citoyenne développée, qu’une date soit inscrite au format ‘01.06.’ ou ‘06.01.’, ne devrait pas avoir d’importance", commente notre interlocutrice. Elle déplore l’absence d’"approche humaine" des autorités, et souligne que "d’une certaine manière, celles-ci refusent de faire leur travail, qui devrait être de garantir au mieux le processus électoral". Elle ne pourra donc pas tenter de rassembler les 300 000 signatures d'électeurs requises pour que son nom apparaisse sur un bulletin de vote. Au moment où sa candidature est rejetée, son canal Telegram compte déjà plus de 300 000 abonnés…

Tweet URL

Une femme multiple

Journaliste âgée de 40 ans, mère divorcée de trois enfants, Ekaterina Dountsova est originaire de Krasnoïarsk, en Sibérie. Elle souligne qu’elle est une "personne ordinaire". Dans une interview accordée à Irina Shikhman, elle est filmée dans un salon de beauté, la chevelure recouverte d’une charlotte, pendant que l’esthéticienne lui pose de faux cils "à l’effet naturel". Une image aux antipodes de celle de Vladimir Poutine, dont chaque prise de vue est maîtrisée dans le moindre détail.

Les autorités trouveront toujours des prétextes pour vous rejeter, ou vous dire que vous avez commis des fautes. Ekaterina Dountsova

Engagée au sein d’une association de recherche d’enfants et d’adultes disparus, Ekaterina Dountsova a été élue de la ville de Rjev pendant trois ans. En 2017, elle a lutté pour l’élection du maire de la ville au suffrage direct. Sur 3 000 signatures requises pour que l’initiative citoyenne soit reconnue, 2 995 ont été validées.
Après cette expérience, Ekaterina Dountsova n’a guère été surprise quand, quelques années plus tard, les autorités ont rejeté sa candidature à la présidentielle sous prétexte d'"erreurs".

"Que ce soit la Commission électorale centrale [à Moscou], ou celle de la région de Tver (où elle était élue municipale, ndlr), leur fonctionnement est le même, affirme l’ex-candidate. Elles invoquent la loi, et surtout ne font jamais le moindre geste à contre-courant du régime au pouvoir. [Les autorités] trouveront toujours des prétextes pour vous rejeter, ou vous dire que vous avez commis des fautes.

Ekaterina Dountsova avec ses trois enfants.

Ekaterina Dountsova avec ses trois enfants.

 

©Capture d’écran Telegram

Contourner la censure 

Lucide sur les méthodes de l’État, Ekaterina Dountsova fera attention à chaque mot qu’elle prononcera lors de sa campagne. Ainsi, elle ne dira jamais qu’elle est "contre la guerre", mais "pour la paix". En effet, si elle osait contester ouvertement l’invasion russe de l’Ukraine, elle risquerait jusqu’à dix ans de prison. Ainsi, dans l’interview au média d’opposition Dozhd, elle déclare que "la politique de la paix sous-entend certaines actions de la part du président", avant de rappeler qu’elle ne peut pas en dire davantage puisqu’elle ne veut pas "trahir" les personnes qui ont cru en elle, en se faisant arrêter.

A force de contrôler ce qu’on dit, on commence à contrôler ce qu’on pense. C’est ça, le pire.
Ekaterina Dountsova

"L’autocensure fait partie de ma manière de communiquer avec les journalistes, même si j'aimerais pouvoir parler plus librement, confie Ekaterina Dountsova à Terriennes. C’est devenu une habitude que j’aurais aimé ne pas développer, car à force de contrôler ce qu’on dit, on commence à contrôler ce qu’on pense. C’est ça, le pire !"

Quand elle dit ‘Je veux qu’il y ait la paix’, elle veut dire qu’elle est contre la guerre. Alexandra Arkhipova

Pour Alexandra Arkhipova du Laboratoire d'Anthropologie Sociale EHESS, taxée d"agent de l’étranger" par les autorités russes à cause de son opposition à la guerre, les revendications d’Ekaterina Dountsova sont "limpides". 
"Quand elle dit ‘Je veux qu’il y ait la paix [en Russie]’, elle veut dire qu’elle est contre la guerre [en Ukraine]’", affirme l’anthropologue, interrogée par Terriennes. Elle souligne que l’utilisation du langage codé, répandue en Union soviétique dans les années 1970-1980, revient en force depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine.

D’après Alexandra Arkhipova, un autre exemple de ce langage est « l’utilisation des mots ‘Anna Pavlovna’ pour signifier ‘L'Administration Présidentielle’, dont l’abréviation est ‘AP’ [comme les deux premières lettres d’‘Anna Pavlovna’]».
Selon elle, "les personnes qui s’opposent à la guerre, et à ce qui se passe en Russie de façon générale, sont très sensibles à ce langage codé", et en ce sens, Ekaterina Dountsova "poursuit deux objectifs quand elle l’utilise : le premier est de contourner la censure, et le second de montrer aux électeurs qu’elle s’exprime comme eux."

politique de l’année

Ekaterina Dountsova déclarée "politique de l’année" 2023 par le mouvement d’opposition de la jeunesse russe Vesna. 

 

©Capture d’écran Instagram

A ses risques et périls

Malgré l’attention qu’elle a porté à chaque mot, Ekaterina Dountsova a subi la pression des autorités. Après avoir annoncé son intention de se présenter à la présidentielle dans un message où elle évoque une Russie qui s’éloigne "de l’amour et de la paix, d’un bel avenir", elle est convoquée par le Parquet. Interrogée sur ce qu’elle pense de l’"opération militaire spéciale" en Ukraine, Ekaterina Dountsova aurait répondu fermement : "Je n’en fais pas mention [dans mon message], alors je ne vois pas de raison de répondre à cette question."

Au mois de décembre 2023, le compte bancaire de la candidate, destiné à la collecte de dons, est bloqué. Lors de la réunion de ses soutiens à Moscou, la lumière est éteinte dans l’immeuble et ses partisans doivent s'éclairer à l’aide leurs téléphones portables pendant un moment…

Tweet URL

Helga Pirogova, ancienne députée municipale, comme Ekaterina Dountsova, en sait long sur la tactique de l’État à l’égard des opposants. Persécutée pour avoir porté une tenue aux couleurs du drapeau ukrainien lors de la session des élus à Novossibirsk en mars 2022, elle a été accusée d’avoir "discrédité l’armée russe", et a dû fuir le pays quand l’affaire pénale a été déclenchée. 

Les autorités ont eu peur. Elles ont dû sentir une grande force derrière elle. Helga Pirogova

Pour Helga Pirogova, décider de se présenter à la présidentielle "comme ça, sans bénéficier d’un grand soutien public est juste énorme". L’ex-élue estime que "c’est très effrayant de sauter ce pas, surtout quand on sait que l’espace politique est entièrement contrôlé par l’État". Elle affirme qu’il y avait pourtant un "petit espoir" que la candidature d’Ekaterina Dountsova soit enregistrée par les autorités, "rien que pour montrer au monde entier que nous vivons dans une démocratie".

"Mais [les autorités] ont eu peur, poursuit notre interlocutrice. Elles ont dû sentir une grande force [derrière Ekaterina Dountsova]." Une force qui, selon l’ex-élue, réside surtout dans le "très grand nombre de personnes qui s’est joint à elle" en si peu de temps.

Helga Pirogova

Helga Pirogova, ancienne députée municipale, vêtue d’une tenue aux couleurs du drapeau ukrainien lors de la session des élus à Novossibirsk en mars 2022. 

 

©Capture d’écran Instagram

A contre-courant  

Nadejda, une Moscovite de 28 ans, a relayé la campagne d’Ekaterina Dountsova sur ses réseaux sociaux. L’une des rares militantes qui restent en Russie, alors que son amie a dû fuir le pays, elle partageait avec Terriennes son sentiment au sujet de la candidate avant que celle-ci ne soit empêchée de concourir à l’élection. 
"Elle promet de mettre fin à la guerre et de libérer les prisonniers politiques. Et rien que pour cela, je voterais pour elle," disait Nadejda. 

"Si seulement, grâce à elle, on pouvait revenir en arrière, ça serait le rêve ! poursuit-elle. Revenir en Russie un peu avant la guerre, avant que tous [mes amis militants] soient emprisonnés ou se soient enfuis, à l’époque où il était encore possible de prendre part à la vie politique, où il y avait encore des manifestations… C’est vrai que nous y étions arrêtés, et même tabassés, déjà à l’époque, mais ça n’a rien à voir avec [la répression] d’aujourd’hui !", s’exclame-t-elle.

Ce qui compte aussi pour l’activiste, c’est la prise de position d'Ekaterina Dountsova contre l’homophobie, ainsi que contre l’interdiction de l’IVG, peu à peu mise en place par les autorités, notamment dans les cliniques privées.
Nadejda déplore le "flux incessant" des lois liberticides : "Il est même devenu difficile de les suivre." Elle se souvient notamment qu’au mois de novembre 2023, les autorités ont annoncé que la communauté LGBT+ allait être reconnue comme "extrémiste".

Au même moment, la femme politique Margarita Pavlova a déclaré que les femmes devraient se focaliser sur la reproduction, plutôt que sur les études. "Alors quand arrive une candidate avec un projet exactement contraire à tout cela, ça fait presque peur ! On a envie d’y croire, mais ça ressemble davantage à un conte de fées", dit Nadejda. 

 Ekaterina Dountsova soutiens

La réunion des soutiens d’Ekaterina Dountsova à Moscou. "Mes amis y ont chanté l’hymne russe, tout en jetant en l’air des tracts en soutien d’Ekaterina Dountsova, raconte une activiste russe. Pour la première fois [depuis l’invasion russe de l’Ukraine, on a pu éprouver de l’amour, et non pas du dégoût, pour notre pays !"

©Capture d’écran Telegram

Une candidate à visage humain 

Selon la politologue Ekaterina Schulmann, Ekaterina Dountsova se démarque radicalement de la "série, inchangée d’année en année, de candidats à la présidentielle : Elle parle comme un être humain et ressemble à un être humain, avec toutes les forces et les faiblesses que cela sous-entend. [Les Russes] n’ont pas vu cela depuis une quinzaine d’années, depuis que l’espace politique a été définitivement mis sous la coupe du Kremlin", affirme-t-elle.

Une personne qui ressemble, de près ou de loin, à une alternative, pourrait acquérir un tel capital politique, que le système ne serait pas capable de le gérer. Ekaterina Schulmann

"Le sentiment de ras-le-bol au sujet du candidat principal [Vladimir Poutine] est très important, pointe la politologue. Une série de sondages en témoigne, dont celui de l’institut Russian Field, qui révèle que l’âge avancé du candidat (plus de 70 ans) est l’un des critères qui rebute le plus l’électorat. 

"Alors pourquoi l’électeur russe fait-il preuve d’un tel ‘âgisme’ ? », ironise Ekaterina Schulmann. D’après elle, c’est une façon détournée d’exprimer une "immense lassitude" du public face au président sortant, "sans le nommer", et en ce sens, "une personne qui ressemble, de près ou de loin, à une alternative, pourrait acquérir un tel capital politique, que le système ne serait pas capable de le gérer".

Révélatrice

D’après Ekaterina Schulmann, Ekaterina Dountsova est avant tout "révélatrice du degré de fatigue des citoyens par rapport au statu quo, et de la demande, non satisfaite, d'une alternative, un changement, un lendemain, un visage humain et une voix humaine." 

La politologue souligne que les autorités russes "ont bien appris la leçon, douloureuse" du Belarus en 2020. A l’époque, Svetlana Tikhanovskaïa, femme de l’opposant incarcéré, Sergueï Tikhanovski, décide de se présenter aux élections. Pendant sa campagne, elle réunit une foule nombreuse dans tout le pays, et quand le président sortant Alexandre Loukachenko se déclare vainqueur, des manifestations historiques, brutalement réprimées, ont éclaté. Selon Ekaterina Schulmann, le Kremlin "ne jouerait jamais à ce genre de jeu, car ce serait trop risqué". 

Ekatarina Dountsova

Ekatarina Dountsova devant la Cour suprême, à Moscou, le 27 décembre 2023. 

©Capture d’écran Telegram

A la sortie de la Cour suprême à Moscou le 27 décembre, Ekaterina Dountsova apparaît, le regard fatigué. Elle vient de passer en appel, et, sans surprise, sa candidature a été définitivement rejetée. "Le soutien des gens m’a beaucoup aidée à surmonter ce moment difficile, confie Ekaterina Dountsova à Terriennes. Ils sont même venus m’accueillir à la sortie de la Cour avec des fleurs."

Les personnes qui me soutiennent ont pu voir en moi qui je suis réellement, et ont aussi pu trouver un soutien les unes chez les autres. 
Ekaterina Dountsova

Forte de ce soutien, l’opposante annonce alors qu’elle a l’intention de créer un parti, une démarche non moins complexe (et périlleuse), que l’enregistrement d’une candidature pour la présidentielle. Interrogée par Terriennes sur ce qui lui donne le courage de persévérer, elle répond : « Les personnes qui me soutiennent ont pu voir en moi qui je suis réellement, et ont aussi pu trouver un soutien les unes chez les autres. Cette énergie qui circule entre nous, au sein de la communauté que nous avons créée, nous permet de poursuivre notre chemin. Et avec le sourire !", ajoute-t-elle.