Fil d'Ariane
Les Brésilien-ne-s sont appelés à se prononcer, ce 30 octobre 2022, pour départager le président sortant, Jair Bolsonaro, et Lula Da Silva, arrivé en tête du premier tour de l'élection présidentielle. Gestion catastrophique de la pandémie, propos sexistes, recul des droits des femmes, regain de violences sexuelles... Le bilan du mandat Bolsonaro pèse lourd dans le choix de l'électorat féminin.
Jair Bolsonaro est "l’élu de Dieu pour sauver le Brésil et aider les femmes", lâche sans sourciller Michelle Bolsonaro. Evangélique, photogénique, la première dame brésilienne est de tous les rassemblements et de tous les déplacements. Habituellement absente, l’épouse du président brésilien est son atout pour convaincre l’électorat féminin. L’enjeu est de taille : les Brésiliennes représentent 53% des 156 millions d'électeurs et, selon les récents sondages, elles penchent pour le candidat de gauche Lula da Silva, vieux briscard de la politique et président du pays de 2003 à 2011.
Les efforts de Michelle Bolsonaro pour présenter son mari comme "un père de famille fiable" semblent néanmoins vains "puisque les femmes qui votent Bolsonaro sont déjà convaincues ; ce n’est pas parque qu’elle passe à la télévision et se rend aux obsèques de la reine d’Angleterre habillée comme pour un défilé de mode que les indécises voteront Bolsonaro", ironise Marcia Camargos, écrivaine et membre du Collectif Alerte France Brésil.
S’il fait appel à sa troisième épouse pour s’adresser aux Brésiliennes, c’est qu’il ne sait pas comment leur parler.
Flavia Biroli, politologue
L’électorat évangélique n’est pas à négliger, il représente un tiers de l’électorat du pays. En 2018, l’arme religieuse a été un des piliers de la campagne du candidat Bolsonaro et pendant son mandat, la religion a pris une place prépondérante. Candidat à sa réélection, il a activé les mêmes mécanismes : ses meetings ressemblaient souvent des prêches à grande échelle.
"S’il fait appel à sa troisième épouse pour s’adresser aux Brésiliennes c’est qu’il ne sait pas comment leur parler", note Flavia Biroli, politologue et enseignante à l’Université de Brasilia.
Ancien membre des forces armées, Jair Bolsonaro a tout de même promis de développer une politique de santé plus favorable aux femmes. Mais cette promesse n’efface pas quatre années de gestion brutale exacerbée par la pandémie. Au moins 680 000 personnes sont décédées dans le pays latino-américain, presque plus qu’aux Etats-Unis, pays bien plus peuplé.
Le petit rhume, (la gripezinha en portugais), le "négationnisme sanitaire" et les constantes moqueries visant les malades et ceux qui portent le masque, "des tarlouzes", selon les mots du chef d’Etat, ont marqué les Brésiliens. "Chaque famille déplore la mort d’un proche et la très lente mise en place de la vaccination a eu des effets catastrophiques sur l’économie, rappelle Marcia Camargos.
Comme partout ailleurs, ce sont les femmes qui ont payé le plus lourd tribut pendant les confinements successifs. Elles se sont occupées des enfants alors que les écoles sont restées fermées pendant plus de six mois en plus des tâches domestiques ; elles ont pris en charge leurs proches malades et ont souvent perdu leur emploi ou ont été incapables d’en chercher un. Souvent cheffes de famille, les femmes des périphéries et les Afro-brésiliennes se sont retrouvées dans des situations encore plus précaires qu’avant. Ni le ministère de l’Education, ni le ministère de la Santé et encore moins le ministère du Travail n’ont répondu à leurs problématiques.
Jair Bolsonaro sait qu’il a une dette envers les Brésiliennes, et mise sur une allocation et une politique de création d’emplois, ainsi qu’une plus grande exonération d’impôts sur le revenu pour améliorer la situation économique, puisque le pouvoir d’achat et l’inflation sont les principales préoccupations de tous les électeurs, peu importe le bord politique.
Mais ces récentes promesses ne semblent pas inverser la tendance. "En tant que femmes nous savons ce que nous avons perdu avec les quatre années de Bolsonaro", rappelle Lucia Tomie, militante féministe.
Le recul en matière de droit des femmes est immense, à commencer par le ministère des Droits des femmes, confié à une pasteure évangélique qui affirme que le rose, c’est pour les filles et le bleu pour les garçons. Damaras Alves a d’ailleurs été condamnée par la justice pour avoir tenu des propos sexistes, tout comme Jair Bolsonaro.
Ce recul s’étend à tous les secteurs où les femmes ont pu progresser pendant les années Lula, puis pendant la présidence de Dilma Rousseff de 2011 à 2016, destituée de façon rocambolesque pour de graves affaires de corruption.
Lucia Tomie met l’accent sur les droits reproductifs : "De jeunes filles se font violer et sont ensuite harcelées par la justice et des fanatiques néo-pentecôtistes (des évangéliques) pour aller jusqu’au terme".
Le gouvernement "a supprimé tous les programmes en faveur des femmes, notamment les unités dans les hôpitaux qui s’occupaient spécifiquement d’IVG en cas de viol, de viol de mineur ou de danger de mort pour la mère. Le seul cadre où l’interruption volontaire de grossesse est légale. Pendant le gouvernement Rousseff, il existait 400 unités ; il n’en reste même pas 40. Une fillette qui a été violée a dû faire un voyage interminable d’un Etat à l’autre pour pouvoir interrompre sa grossesse", ajoute l’écrivaine Marcia Camargos. Beatriz Rodrigues Sanchez, politologue de l’université de Sao Paulo, déplore de son côté que le Brésil fasse des bonds en arrière alors que "la vague verte" fait progresser les droits reproductifs des femmes dans d’autres pays de la région.
Deux autres facteurs expliquent le rejet de la candidature de l’extrême droite selon Flavia Biroli : "Les enfants des femmes de la périphérie ont particulièrement pâti de la libéralisation du port d’armes. Ce sont eux qui sont les victimes de cette violence, ainsi que de la violence policière et paramilitaire. Il est très difficile de voter une nouvelle fois pour un président qui normalise cette violence, même évangélique. Ce qui est souvent le cas dans les quartiers les plus pauvres".
D’autant que la violence faite aux femmes a cessé d’être un sujet de préoccupation pour les pouvoirs publics. Les principales ONG comptaient 15 féminicides par jour en 2021, et selon l’ONG Forum de sécurité publique, une femme est violée toutes les dix minutes, soit une augmentation de 3,7% par rapport à 2020.
Beatriz Rodrigues Sanchez rappelle que la violence et la goujaterie faisaient partie de l’ADN de Jair Bolsonaro bien avant sa première candidature, mais toute cette brutalité a imprégné sa gestion du pays, laissant les femmes dans une situation bien plus vulnérable qu’il y a quatre ans.
Et pourtant, à l'approche des élections, les associations féministes ne sont pas descendues dans les rues comme en 2018 avec le mouvement Ele Nao (pas lui). Des milliers de femmes s’étaient mobilisées pour convaincre les électeurs de ne pas voter pour le candidat "de la haine". Pour la militante féministe Lucia Tomei, les femmes sont tout aussi politiquement actives aujourd’hui, mais différemment : "Le but est de faire élire Lula avec une ample marge", quitte à diluer les revendications en faveur des droits des femmes.
Mais les sondages qui donnaient l’ex président Lula vainqueur dès le premier tour se sont révélés trop optimistes. L’électorat pro Bolsonaro reste enthousiaste et soutient aveuglement un candidat "viril" qui représente ses idéaux et ne manque pas d’attaquer le vote électronique et le tribunal électoral, faisant planer le doute sur les résultats.
"Au départ, j’étais très étonnée de ne pas voir les femmes descendre dans les rues. Mais si on observe l’accueil réservé au mouvement, même chez les plus progressistes, on comprend mieux pourquoi la stratégie a changé", commente Flavia Biroli. De nombreux observateurs ont estimé que les manifestations avaient poussé certains électeurs vers l’extrême droite. Rappelons qu’en 2018, le secteur conservateur brandissait la menace des théories du genre. La désinformation et une ambiance explosive ont fait le reste.
"Mais en réalité, ceux qui allaient voter pour le candidat de droite Geraldo Alckmin qui se présentait comme la troisième voie face à l’extrême droite et à la gauche incarnée par Fernando Haddad, ont très vite compris qu’il ne gagnerait pas face au rouleau compresseur Bolsonaro et ils ont préféré voter pour ce dernier. Bolsonaro n’a pas gagné parce que les femmes ont manifesté, c’est la haine viscérale du Parti des travailleurs (PT) de Lula et Dilma qui l’a emporté", rappelle la politologue.
Marcia Camargos ajoute que les femmes au Brésil ont toujours été à l’avant-garde du changement social. Après la dictature en 1985 elles se sont mobilisées pour la démocratie. "Le mouvement Ele Nao est l’héritier de toutes ces mobilisations sociales, aujourd’hui nous faisons tout pour convaincre les femmes de ne pas refaire élire Bolsonaro".
Jair Bolsonaro a néanmoins donné une impulsion insoupçonnée au féminisme. "Avant cette présidence, les médias parlaient très peu de genre, de violence et le processus de destitution de Dilma Rousseff en 2016 a été imprégné de sexisme. Mais les femmes journalistes ont subi de telles attaques que ces sujets sont désormais présents à des heures de grande écoute", explique la politologue Flavia Biroli.
Selon l’Association brésilienne de journalisme, en 2021, 89 journalistes et médias ont subi des attaques sexistes de la part de membres du gouvernement, de fonctionnaires et du président lui-même.
Aujourd’hui, l’antiféminisme de Bolsonaro n’est plus si rentable.
Beatriz Rodrigues Sanchez, politologue
Sa collègue Beatriz Rodrigues Sanchez abonde dans ce sens : "Pendant le dernier débat entre tous les candidats (ils étaient une dizaine), le sujet de la représentation politique des femmes a été très présent, y compris chez les femmes de droite. Aujourd’hui, l’antiféminisme de Bolsonaro n’est plus si rentable".
Selon les deux chercheuses, 2018 marque un véritable tournant. Lors des élections précédentes, le genre ne déterminait pas un bord politique, d’autres critères comme l’origine géographique et les revenus étaient plus prégnants. Aujourd’hui, même dans les régions où Bolsonaro recueille plus d’intentions de vote, les femmes votent contre lui. "C’est nouveau et très important pour comprendre la grammaire de cette campagne."
Ce contexte est d’autant plus singulier que le Brésil est l'un des seuls pays à avoir été dirigé par une femme et l'un des premiers à autoriser le droit de vote des femmes en 1932. "Mais la présence de femmes politiques ne s’est pas transformée en politiques bénéficiant à ce secteur de la population. Et même avec une femme au pouvoir, on comptait seulement 15% de représentantes de la nation au Congrès et au Sénat", rappelle Beatriz Rodrigues Sanchez.
En revanche, la présence de femmes dans la droite conservatrice et évangélique est de plus en plus affirmée. "La politique de quotas, c’est très bien, mais encore faut-il que les élus défendent des politiques féministes. Les femmes de droite semblent être plus audibles", rappelle-t-elle.
Lula da Silva avait obtenu au premier tous un meilleur score que prévu (43% contre 48%) et il est désormais crédité de 53% des votes exprimés, contre 47% pour Bolsonaro. S'il est élu, il promet des ministères paritaires, à l’image du Chili de Boric. Le candidat de gauche promet aussi de relancer son programme social phare La bolsa familia, qui s’ajoutera à une allocation mise en place par le gouvernement Bolsonaro. Il mise également sur une augmentation du salaire minimum. Le candidat promet par ailleurs de relancer les politiques de lutte contre la violence faite aux femmes et de défendre le droit à l’avortement, "une question de santé publique".
Un programme à l’extrême opposé de celui de son rival. Si Lula Da Silva est fédérateur, c’est aussi car le rejet de son principal adversaire est grand et surtout parce qu’il est une figure incontournable, au point où même en prison entre 2018 et 2019 pour des affaires de corruption, il restait plébiscité. Et aucune autre figure de son camp n’a su émerger. Les Brésiliennes sauront être exigeantes et demander des comptes au nouveau président du pays.
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