Fil d'Ariane
Les villageoises de Mohri Pur vont-elles pouvoir enfin accéder à un bureau de vote ? C'est du moins ce qu'espéraient de nombreuses femmes réunies à l'ombre d'un arbre de ce village situé à environ 60 km de la ville de Multan, dans une zone rurale et conservatrice au centre du Pakistan.
Reste à savoir si les hommes du village, qui observent d'un air hostile les femmes parler aux journalistes de l'AFP, seront d'accord. "Ils pensent peut-être que les femmes sont stupides (...) ou que c'est une question d'honneur pour eux", souligne l'une des femmes, Nazia Tabbasum, 31 ans.
L'interdiction de voter avait été décidée à l'époque par des anciens, arguant que les hommes seraient "déshonorés" si leurs femmes se rendaient aux bureaux de vote.Le concept d'"honneur" fait référence à un code patriarcal répandu dans toute l'Asie du sud et qui tend à justifier la violence et l'oppression à l'égard des femmes défiant les traditions conservatrices, par exemple en choisissant elles-mêmes leur mari ou en travaillant hors du foyer.
"Je ne sais pas où passe leur honneur lorsqu'ils traînent à la maison (...) pendant que leurs femmes travaillent aux champs", ajoute Nazia Tabbasum.
Vote ! #Elections2018 #GeneralElection2018 #Pakistan pic.twitter.com/enNGwcGkbP
— Hiba Ali (@Obsessed73) 24 juillet 2018
Une nouvelle règle édictée par la Commission électorale pakistanaise (ECP) prévoit désormais qu'au moins 10% des électeurs de chaque circonscription doivent être des électrices, faute de quoi le vote est annulé. Près de 20 millions de nouveaux électeurs se sont inscrits sur les listes électorales pour le scrutin de 2018, dont 9,13 millions de femmes, selon l'ECP (100 millions d'électeurs.trices au total, ndlr).
Une nouvelle étape dans le long combat des Pakistanaises pour leurs droits, mais aussi une vraie pomme de discorde dans les endroits comme Mohri Pur. "Il s'agit de zones où les femmes ne sont même pas autorisées à quitter la maison", explique Farzana Bari, une spécialiste des droits des femmes. La règle fixée par l'ECP devrait globalement améliorer la situation mais n'empêchera pas que subsistent de petites poches où les femmes n'ont toujours pas accès aux urnes, souligne-t-elle.
Le problème se pose également ailleurs dans le pays: en 2015, des hommes avaient empêché leurs femmes de voter lors d'une élection locale dans un district du nord-ouest. L'ECP avait invalidé le résultat. En 2013, un tribunal avait ordonné l'arrestation d'anciens dans deux autres districts pour avoir empêché les femmes de voter aux législatives.
A Mohri Pur, des femmes travaillent hors de la maison et certaines ont fait des études mais n'ont toujours pas voix au chapitre. Si nombre de jeunes femmes réunies sous l'arbre déclarent vouloir exercer leur droit, leurs aînées sont d'un autre avis. Nazeeran Mai, veuve de 60 ans, estime que ce n'est pas "la coutume". "Personne ne peut m'en empêcher mais je ne vote quand même pas car personne d'autre ne le fait", souligne-t-elle.
D'autres craignent d'être agressées. "Si elles vont voter seules, il y aura de la violence et de l'agitation. Les hommes vont les insulter et les frapper, donc mieux vaut ne pas y aller", note Shumaila Majeed, 22 ans.
Même Irshad Bibi, l'unique femme du conseil municipal du village (la loi exige qu'au moins une femme y siège), n'a jamais voté. Sollicitée par l'AFP, elle laisse son mari Zafar Iqbal s'exprimer à sa place. "Nos anciens ont mis en place cette coutume. Nous nous y tenons encore aujourd'hui", explique-t-il.
"Aucune démocratie civilisée ne devrait permettre que la moitié de sa population soit privée de ses droits", estime Hajrah Mumtaz, une éditorialiste du quotidien Dawn.
Mais les candidats locaux aux élections se disent impuissants. "Je ne peux pas briser leur tradition. C'est aux gens de ce village de décider quand ils permettront aux femmes de voter", lance Raza Hayat Hiraj, représentant du parti PTI, l'un des principaux en lice.
Bismillah Noor, l'une des organisatrices de la réunion sous l'arbre, déplore l'entêtement des hommes. "J'essaie depuis 2001 mais personne ne m'écoute", relate-t-elle. "En 2005, les hommes m'ont dit que leurs femmes ne voulaient pas voter et que je ne devais pas les forcer". Une nouvelle tentative en 2013 a également tourné court. La détermination qu'affichent à présent les femmes du village lui rend un peu d'espoir. Mais la bataille s'annonce âpre. En 2015, une autre femme, Fouzia Talib, brava l'interdit lors d'élections locales, mais se retrouva mise au ban du village.
Jour de vote, le constat est sans appel. "Pas une seule femme n'a voté", regrette Asia Bibi, l'adjointe du superviseur des élections à Mohri Pur, qui s'avoue "surprise et en colère". "Nos maris nous ont menacées de divorce si nous allions voter", explique Tanya Bibi, 25 ans, en passant devant le bureau de vote, une école de la ville, sans s'y arrêter. La longue file d'attente qui s'étend devant le bâtiment est composée exclusivement d'hommes, leur carte d'identité à la main.
"Nous sommes ici pour voter. Mais nos femmes n'ont pas voté car il s'agit de notre vieille tradition, que nous avons préservée", affirme l'un d'eux, Muhammad Shamsher, à l'AFP. Même Qasir Abbas, un avocat qui avait fait campagne pour le vote des femmes, est venu sans son épouse. "J'avais peur que les villageois mettent ensuite au ban ma famille", s'attriste-t-il.
Un rendez-vous manqué.
Celebrating the Senate victory at Zardari House Islamabad
— S Malaika Raza (@MalaikaSRaza) 12 mars 2018
.. Congratulations #Krishnakumari pic.twitter.com/Ceed3zu96K
Signe positif malgré tout dans ce Pakistan à plusieurs vitesses : d'autres femmes ont ouvert la voie vers plus de représentation politique féminine. Comme cette sénatrice de 39 ans, originaire du village reculé de Dhana Gam à Nagarparkar, élue le 12 mars 2018. Une première historique, car Krishna Kumari est la première "Intouchable", issue de la communauté hindoue, à occuper un tel poste au Pakistan.
"Je suis ravie, c'était impensable pour moi, d'arriver au Sénat", avait alors déclaré Krishna Kumari. "Je continuerai à travailler pour les droits des personnes opprimées, en particulier pour l'autonomisation des femmes, leur santé et leur éducation", avait-t-elle lancé, tout à la joie de sa victoire.
Certaines victoires permettent de trouver le chemin moins long ...