Fil d'Ariane
Dans un bureau modeste du centre de Rangoun, Wai Wai Nu passe un coup de fil sur son premier téléphone, tout en scrutant le second. A 28 ans, cette figure de l'activisme birman a des journées bien remplies : elle gère deux ONG et effectue régulièrement des voyages à l'étranger pour défendre les droits de son ethnie : les Rohingyas, une minorité musulmane menacée de génocide.
Le militantisme, cette jeune Birmane l'a dans les gènes. Son père, Kyaw Min Yu est un politicien, opposé depuis les années 1980 à la junte birmane. A cette époque, il devient l'un des leaders des révoltes étudiantes de 1988. Deux ans plus tard, il est élu député lors d'élections qui n'ont jamais été reconnues. Il n'a depuis cessé de se battre pour la démocratie dans son pays. Wai Wai Nu se souvient de son enfance aux côtés de cet ancien enseignant : « Lorsqu'il rentrait à la maison le soir, j'écoutais les nouvelles avec lui. Mon père m'a toujours appris à avoir une pensée critique, à être active dans la société et consciente de ce qu'il se passe autour de nous. »
Elles n'étaient pas coupables, elles étaient des victimes de notre société et de notre système politique
Une leçon qu'elle a peu de temps pour assimiler : en 2005, elle a à peine 18 ans quand son père est arrêté pour ses activités politiques. Très vite, les interpellations de ses proches suivent, Wai Wai Nu est alors emprisonnée non pas pour quelque chose qu'elle aurait fait, mais pour ses liens de parenté. Avec sa mère et sa fratrie, ils sont condamnés à 17 ans de prison. Son père lui, écope d'une peine plus longue.
L'adolescente est envoyée à la prison d'Insein, réputée pour ses conditions de détention sordides : « Je n'ai pas réalisé tout de suite ce qu'il m'arrivait. J'étais enfermée dans une pièce avec deux cents autres femmes, pour surmonter le choc j'ai écouté leurs histoires. J'ai été surprise de voir que la majorité étaient très jeunes, certaines encore plus jeunes que moi. Elles étaient condamnées pour des faits de prostitution ou de trafic de drogue. » C'est alors qu'une conscience féministe s'éveille en elle : « Elles n'étaient pas coupables, elles étaient des victimes de notre société et de notre système politique. »
En 2011, Wai Wai Nu est encore derrière les barreaux quand le gouvernement change et que son pays s'ouvre à de nouvelles réformes économiques et politiques. Quelques mois après, le président Thein Sein libère des centaines de prisonniers politiques, dont sa famille. C'est à ce moment-là qu'elle décide de militer, mais elle ne se lance pas tête baissée. Elle reprend d'abord des études de droit et suit des cours d'anglais.
Alors qu'elle est encore étudiante, l'Etat du Rakhine, terre des Rohingyas, connaît une flambée de violences. Cette population de plus d'un million de personnes subit régulièrement des exactions, soutenues par des appels à la haine d'ultra nationalistes bouddhistes, parmi lesquels des moines très influents. A cela s'ajoutent des discriminations mises en place par le gouvernement : les Rohingyas ne peuvent pas avoir plus de deux enfants par couple, ont un accès limité à l'université (ils n'ont par exemple pas le droit d'étudier la médecine), et ne sont pas reconnus officiellement comme birmans. Après les émeutes de 2012, Wai Wai Nu crée l'association « Women Peace Network Arakan » : « Mon peuple fait face aux pires difficultés de son histoire, et les femmes sont encore plus visées. Elles sont exposées à des violences au sein du cadre familial, et ne sont pas soutenues par la loi, au contraire parfois les forces de l'ordre abusent d'elles. Une fillette Rohingya en Birmanie n'a pas d'avenir. » Sur le terrain, des membres de l'ONG sensibilisent ces femmes et leur proposent un accompagnement juridique.
L'engagement de Wai Wai Nu se fait toujours avec le même crédo : ne pas s'attaquer frontalement à ceux qu'elle dénonce, qu'ils soient nationalistes bouddhistes ou membres du gouvernement : « Nous sensibilisons les femmes, et essayons de diffuser un message de paix. Nous voulons simplement dire à la population birmane qu'il est possible de vivre ensemble. »
Pour voir les Birmans coexister, elle a une stratégie : être active sur les réseaux sociaux. Avec l'ouverture économique du pays, des opérateurs étrangers de téléphonie ont inondé le marché, proposant des prix de connexion toujours plus bas. Il est désormais courant pour les jeunes birmans d'avoir un smartphone, mais c'est un phénomène récent : « C'est auprès d'eux que le message doit passer. Ils utilisent les réseaux sociaux, mais pas toujours de la bonne manière. C'est un lieu d'incitation à la haine, et nous voulons combattre ces préjugés. » Même si cela doit se faire à coup de selfies. Lors de sa dernière campagne « My Friend », elle incitait les jeunes birmans à poster sur Internet des selfies avec des amis d'autres ethnies ou religions, accompagnés du mot dièse #myfrend. Le mouvement n'a pas été très suivi, mais elle compte le relancer.
As Burma's Buddhists & Rohingya Muslims clash, #myfriend selfie campaign promotes tolerance. http://t.co/NH5aFZtWs7 pic.twitter.com/N3xxlY3kEn
— End Genocide (@endgenocide) 16 Juillet 2015
Petit à petit, sa voix se fait entendre. L'an dernier, son travail a été récompensé par le prix N-Peace, remis chaque année à une femme de la région qui œuvre pour la paix. Et en juin dernier, elle a été invitée à un dîner de Ramadan par Barack Obama, l'une de ses idoles :« Imaginez le chemin parcouru... Je suis passée directement de la prison à la Maison Blanche ! » Elle indique avoir profité de ce bref entretien pour parler des discriminations que subissent les Rohingyas.
Malgré cette popularité récente, elle se dit très inquiète à la veille des premières élections libres depuis 25 ans. : « Le 8 novembre, les Rohingyas n'auront pas le droit de voter pour les législatives. Non seulement les musulmans n'ont pas le droit de se présenter comme candidats , mais une partie de la population est privée de son droit de vote. On parle de démocratie, mais peu de choses ont changé. Et si l'on compte les nombreux abus contre les minorités ethniques, on peut même dire que la situation a empiré. » Elle regrette que la Ligue Nationale pour la Démocratie le parti de la prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi n'ait pas présenté de candidats musulmans sur ces listes, selon elle « à cause de la pression des nationalistes bouddhistes ». « J'ai été choquée. » avoue-t-elle.
Aung San Suu Kyi fut mon modèle. Mais aujourd'hui...
Wai Wai Nu s'arrête un instant de parler et jette un regard sur le portrait de Martin Luther King accroché au-dessus de son bureau. Sa voix s'adoucit lorsqu'elle évoque ce qu'il lui inspire : « J'ai lu sa biographie en prison. Cela m'a appris à être dévouée et à résister. » Ses modèles féminins? Une femme l'a impressionnée, étant petite. Son père en gardait une photo dissimulée dans son journal : il s'agit précisément d'Aung San Su Kyi : « Oui, elle a été mon modèle, j'aimerais pouvoir dire qu'elle l'est toujours... » Perplexe, elle cherche ses mots et conclut : « Je me demande si elle va s'accrocher à ses responsabilités morales... Nous les Rohingyas sommes en train de vivre la pire histoire de notre époque. C'est difficile de dire si la Ligue Nationale pour la Démocratie serait capable de nous protéger ».
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