En 2023, plus de la moitié des 2 millions de migrants arrivés en Europe étaient des femmes. Une fois sur le sol européen, elles doivent faire face à une double discrimination : raciste et sexiste. Entretien avec Alyssa Ahrabare, du Réseau européen des femmes migrantes.
Des femmes migrantes dans le camp de réfugiés de Lampedusa en Italie, le 14 septembre 2023.
Des migrantes qu'on invisibilise, ou qu'on ne veut pas voir ? Aujourd'hui, plus de la moitié des personnes migrantes sont des femmes, et un demandeur d’asile sur trois est une femme. Elles composent une part de plus en plus en plus importante des flux migratoires. Alors pourquoi sont-elles absentes, ou presque, des débats et de l'espace de la campagne électorale européenne ?
Les femmes migrantes représentent pourtant les populations les plus vulnérables et les plus fragiles – économiquement, mais aussi physiquement – compte-tenu des risques de violences, sexistes et sexuelles, auxquelles elles sont exposées. Un constat : les structures d'un accompagnement médical ou psychologique, ou encore les cours de langue et des solutions pour la garde d’enfant manquent à l'appel, à différentes échelles selon le pays parmi les 27 membres de l'Union européenne.
Alors qui pourra plaider leur cause dans le prochain Parlement européen, issu des élections du 6 au 9 juin 2024 ?
Le dossier de l'information : Élections européennes 2024
Terriennes : Les migrants sont souvent des hommes, qui viennent travailler en Europe pour ensuite envoyer de l'argent à leur famille. Mais les femmes migrantes ont-elles plus de charges parce qu'elles peuvent aussi prendre leurs enfants avec elles ?
Alyssa Ahrabare : Il y a en effet une idée reçue en Europe – qui n'est pas infondée, puisque historiquement, ça a pu être le cas – selon laquelle la majorité des personnes migrantes seraient des hommes qui viendraient dans le cadre d'une migration de travail et qui, par la suite, pourraient faire venir leurs familles dans le cadre du regroupement familial.
Or cet état de fait, qui a pu exister il y a une ou deux générations, n'est plus d'actualité aujourd'hui, puisque plus de la moitié des personnes qui migrent en Union européenne sont des femmes. Il est important de le souligner, puisque l'une des rhétoriques de l'extrême droite pour diaboliser les personnes migrantes consiste à insister sur le fait qu'il s'agirait essentiellement d'hommes, potentiellement, dangereux pour les femmes européennes.
Ce qui est en soi sans fondement, mais qui, de plus, ne se vérifie pas dans les chiffres. Ces femmes, qui sont donc la moitié des personnes migrantes en Union européenne, migrent souvent seules ou, effectivement, avec leurs enfants. Ces dernières sont souvent des mères célibataires, qui subissent encore plus de barrières et de discriminations à leur processus d'intégration dans les sociétés d'accueil.
Combien de femmes migrantes dans l'Union européenne ?
- Selon le Portail de données des migrations, 51,6% des migrants arrivés en Europe en 2021 étaient des femmes.
- Si l'on prend pour base les 2,25 millions de migrants arrivés en Europe en 2023, cela signifie que près d'1,44 million de femmes migrantes sont arrivées dans l'UE.
Dans beaucoup de pays, par exemple, il faut avoir une garde d'enfants pour trouver du travail, pour se rendre aux entretiens d'embauche. Dans ces pays, il n'est pas possible de faire garder ses enfants, si lo'n n'a pas déjà un contrat de travail. Une situation kafkaïenne, a fortiori pour les femmes migrantes qui n'ont pas toujours les connaissances juridiques et administratives nécessaires ni la maîtrise complète de la langue du pays d'accueil.
Une migrante avec un nouveau-né débarque d'un navire garde-côtes sur l'île de Lesbos, dans le nord-est de la mer Égée, en Grèce, le 22 juin 2022.
Les filles subissent de nombreuses violences lors de leur parcours migratoire et des grossesses non désirées liées à des violences sexuelles. Elles sont les cibles privilégiées de la traite des êtres humains. Alyssa Ahrabare, Réseau européen femmes migrantes
Il y a aussi la question des mineur.e.s non accompagné.e.s, qui sont nombreux.ses. Les filles subissent de nombreuses violences lors de leur parcours migratoire et des grossesses non désirées liées à des violences sexuelles. Elles sont les cibles privilégiées de la traite des êtres humains, puisqu'elles peuvent être victimes de mariages forcés, exploitées dans la prostitution, etc.
Ces filles, bien souvent, vont disparaître. Il existe très peu de données. Nous militons pour une collecte de données qui soit ventilée, non seulement par sexe, mais aussi par âge, pour comprendre exactement combien de mineures non accompagnées migrent en Union européenne et, de manière efficace, répondre aux risques qu'elles vivent.
Terriennes : Dans quelle mesure les femmes migrantes sont-elles plus vulnérables que les hommes migrants ?
Alyssa Ahrabare : Les femmes migrantes en Europe subissent des discriminations sur la base de leur sexe, parce qu'elles sont femmes, mais aussi des discriminations racistes, et des discriminations sur la base de leur statut juridique. A cela s'ajoutent potentiellement des discriminations liées à leur santé, leur langue, etc. Toutes ces discriminations font des femmes migrantes un groupe particulièrement vulnérable en Union européenne. Plus que les hommes dans la même situation et plus que les femmes autochtones, celles qui sont nées dans les pays européens.
Les femmes migrantes sont employées en dessous de leurs qualifications plus que tout autre groupe socio-économique en Union européenne. C'est une discrimination à l'entrée du marché de l'emploi et à l'accès à un emploi significatif, pérenne, bien payé et épanouissant. Alyssa Ahrabare
Selon les chiffres de l'EGE, l'Institut européen sur l'égalité de genre, les femmes migrantes sont employées en dessous de leurs qualifications plus que tout autre groupe socio-économique en Union européenne. C'est une discrimination à l'entrée du marché de l'emploi et à l'accès à un emploi significatif, pérenne, bien payé et épanouissant.
Des demandeuses d'asile cuisinent dans un foyer pour réfugiés à Eichsfeld, en Allemagne, le 24 avril 2024. Dans toute l'Allemagne, de nouvelles cartes de paiement permettent aux migrants de percevoir leurs prestations et de payer dans les magasins et services locaux.
Comment est-ce que l'Union européenne peut agir pour aider les femmes migrantes ?
Dans les compétences de l'Union européenne, beaucoup d'enjeux sont en lien avec les droits des femmes migrantes. Tout d'abord, l'un des principes fondamentaux de l'UE est l'égalité de genre. Dans cette égalité s'inscrit un principe d'intersectionnalité, c'est-à-dire qu'il faut aussi prendre en compte les migrantes. Normalement, toute personne qui arrive sur le territoire de l'Union européenne a des droits qui doivent être respectés et un accès à la justice.
Or ce n'est pas le cas, notamment pour les femmes sans papiers, demandeuses d'asile. Le pacte Asile et Migration, adopté en avril dernier, vient précariser encore plus les personnes à la recherche de la protection internationale du droit d'asile, en accélérant les procédures, en ne garantissant pas l'accès à des avocats, à une information qui soit claire, solide, dans la langue des personnes concernées. Tous ces enjeux-là ont un impact direct sur les droits des filles et des femmes migrantes.
Lorsque l'on représente les femmes migrantes en Union européenne, c'est une menace, une crainte, évidemment, puisque les valeurs et les programmes, les positions portées par l'extrême droite ne sont favorables ni aux droits des femmes, ni aux droits des personnes migrantes, qui sont considérées comme une menace qui mènerait vers une sorte de crise civilisationnelle. La réponse est d'ordre sécuritaire : renforcer la forteresse Europe au lieu de ramener des droits humains, et plus largement de l'humanité, dans le traitement des migrations et des personnes demandeuses d'asile en Europe.
On a vu des bateaux humanitaires secourir des migrants, sans pouvoir accoster dans les pays qui les refusaient. Comment l'UE peut-elle agir ?
L'année 2023 a été la plus mortelle de ce point de vue-là en termes de nombre de personnes mortes ou disparues en mer Méditerranée. Des personnes qui fuient des guerres, une oppression basée sur le sexe, des violences, la torture ou des régimes répressifs. Des personnes qui meurent en mer ; et lorsque des bateaux les secourent, les États refusent souvent d'ouvrir leurs frontières.
Cette situation est créée et organisée notamment par l'Union européenne, qui délègue par exemple sa politique migratoire à des États tiers comme la Turquie ou la Tunisie avec ce que ça engendre de crise humanitaire puisque la gestion des personnes migrantes y est contraire aux droits internationaux.
Deux femmes enceintes de 9 mois, leurs sœurs et leurs enfants, dont un bébé de 3 semaines, lors de leur transfert sur un navire garde-côtes italien. 466 migrants se trouvaient à bord de l'Ocean Viking.
A travers son agence Frontex, qui travaille à la gestion des frontières de l'Union européenne, le rôle de l'UE est crucial : pour éviter ces catastrophes humaines, il faut former ces personnes à l'égalité femmes-hommes, aux droits internationaux, aux droits humains et humanitaires.
Avez-vous des exemples de ce qui a été fait et qui a bénéficié aux femmes migrantes au cours de la dernière législature ?
Beaucoup de textes ont été négociés qui ont trait aux droits des femmes migrantes, directement ou indirectement. Notamment, en avril dernier, une directive sur la lutte contre les violences faites aux filles et aux femmes, et les violences domestiques.
L'excision et le mariage forcé sont des crimes qui impactent majoritairement des communautés migrantes. Alyssa Ahrabare
Cette directive, qui s'applique à toutes les femmes sur le sol européen, dont les femmes migrantes, vient d'abord lister un certain nombre d'infractions à harmoniser au sein de l'Union européenne. Parmi elles, l'excision et le mariage forcé sont des crimes qui impactent majoritairement des communautés migrantes. L'harmonisation de ces infractions est essentielle au niveau européen pour qu'il y ait une réponse commune, à la fois au niveau de la prévention, mais surtout du soutien à ces femmes.
[traduction : Le @Europarl_EN a adopté la toute première directive européenne de lutte contre #VAW !(violence against women, Violences contre les femmes, ndlr) Un grand merci à toutes les organisations de défense des droits des femmes, aux militantes de première ligne et aux décideurs féministes pour leur persévérance ! Ensemble, nous avons écrit son histoire !]
Il y a aussi eu, en avril dernier, la révision de la directive de 2011 pour la lutte contre la traite des êtres humains. Y ont été ajoutées différentes causes de la traite des êtres humains, à commencer par l'exploitation de la GPA et le mariage forcé, ainsi que l'adoption illégale. Ce sont des choses qui touchent surtout les femmes migrantes, particulièrement affectées par la traite des êtres humains dans le cadre de l'exploitation sexuelle et de l'exploitation reproductive .
Avec la guerre en Ukraine, les filles et les femmes déplacées deviennent la cible de trafiquants et de proxénètes qui vont les exploiter en Union européenne. Alyssa Ahrabare
Il y a maintenant une reconnaissance de ces formes d'exploitation, qui se développent notamment avec la numérisation de la prostitution, l'augmentation des flux humains et des conflits armés. Avec la guerre en Ukraine, les filles et les femmes déplacées deviennent la cible de trafiquants et de proxénètes qui vont les exploiter en Union européenne. Évidemment, la prise en compte de ces situations dans une directive avec une réponse transnationale est essentielle.
Quelles sont vos attentes et vos espoirs pour l'élection à venir ?
Des textes très importants sont en cours de négociation, notamment la directive sur les droits des victimes, importante pour les femmes migrantes parce qu'il y a un enjeu sur ce qu'on appelle l'analyse ou l'évaluation des risques lorsqu'une victime vient porter plainte au poste de police. Les risques sont évalués pour décider de l'éventuelle mise à l'abri de la plaignante. Actuellement en débat au sein du Parlement européen : un statut juridique dépendant de celui de son conjoint, potentiellement un auteur de violence, ou l'absence de statut juridique, une situation irrégulière, sont-ils facteurs de vulnérabilité ? Cela est très important pour assurer la protection de toutes les filles et les femmes.
Le pacte asile et migration est un bouquet législatif d'environ un millier de pages, où le mot "femmes" est mentionné moins de dix fois.Alyssa Ahrabare
En ce qui concerne le pacte asile et migration que j'ai mentionné, il est non seulement catastrophique d'un point de vue général, puisqu'il vient renforcer cette approche très sécuritaire de la migration à contre-courant de ce qui serait nécessaire pour garantir l'accès à la justice, l'accès à l'asile, etc. Mais en plus, en particulier pour les femmes, il est largement insuffisant, puisqu'il s'agit d'un bouquet législatif d'une dizaine de textes, environ un millier de pages au total, où le mot "femmes" est mentionné moins de dix fois.
Il y a un vide total en ce qui concerne les situations spécifiques vécues par les femmes migrantes, les risques spécifiques qu'elles peuvent vivre dans leur parcours migratoire, risques de violences sexuelles, de traite des êtres humains, de mariages forcés, de disparitions, de féminicides. Tout cela est complètement oublié dans ce grand pacte asile et migration, et donc nous allons militer lors de la prochaine mandature pour sa révision et pour une transposition dans les États membres afin qu'ils prennent en compte les situations spécifiques des filles et des femmes.
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