"Deux femmes dans la boutique, est-ce vraiment ce dont le pays a besoin ?", lance le Prince Philip.
"C'est justement peut-être ce dont ce pays a besoin", lui rétorque Elizabeth II, du moins celle qui l'incarne à l'écran Olivia Colman dans la série
The Crown. La réplique faisait allusion à la nomination de Margaret Thatcher, qui fut la première femme Première ministre de l'histoire du royaume britannique de 1979 à 1990.
Il faut dire qu'en soixante-dix ans de règne - le plus long règne de l'histoire de la monarchie britannique surpassant ainsi sa trisaïeule, la reine Victoria - "The Queen" en a vu passer des hommes aux rênes du gouvernement. Elle a connu 15 Premiers ministres, de Winston Churchill à Boris Johnson, en passant par Tony Blair, David Cameron et trois femmes :
Margaret Thatcher,
Theresa May et
Liz Truss investie tout juste trois jours avant la disparition de la souveraine...
C'est d'ailleurs très affaiblie, s'appuyant sur une canne, et avec la main bleutée qu'elle avait serré celle de la nouvelle cheffe du gouvernement dans son palais de Balmoral en Ecosse le 6 septembre dernier, et non à Londres. Ce qui était une première, et sans doute un signe de sa santé défaillante comme l'avait relevé la presse britannique, déjà inquiète.
Une héritière sur le trôneRien, pourtant, ne semblait prédestiner la petite Elizabeth Alexandra Mary Windsor, née le 21 avril 1926, à gravir un jour les marches du trône.
Parce que née fille.
Mais faute de frère, elle devient, étant l'aînée, officiellement héritière du trône à l'âge de 10 ans, en raison de l'abdication de son oncle Edouard VIII, qui laisse la couronne à son frère Georges. Un roi de père qu'elle commencera à remplacer régulièrement dans ses fonctions officielles lors de déplacements à l'étranger.
Le 6 février 1952 retentit le célèbre "le roi est mort, vive la reine" : c'est pendant une visite officielle au Kenya que la princesse apprend la disparition subite de son père. Elle a 26 ans quand elle prend la couronne sous le nom d'Elizabeth II.
Sous l'uniforme ou au volant, une reine émancipée ?
Mais avant même de porter la royale couronne, la jeune fille montre des vélléités d'émancipation et multiplie les signes d'un caractère trempé d'or royal. Winston Churchill écrit au sujet d'Élizabeth, alors qu'elle n'a que deux ans :
"Elle a un air d'autorité et de réflexion époustouflant pour un enfant". À 14 ans, la jeune femme en devenir fait sa première allocution publique ; à 15 ans, elle est nommée colonel en chef des Grenadiers Guards. Un an plus tard, elle fait l'inspection de ses troupes – sa première apparition publique.
Dès l’âge de 18 ans, contre l'avis de son père, elle s'enrôle dans le Service Territorial Auxiliaire, une branche féminine de l’armée britannique. Sous le numéro d’identification 230873, elle y suit une formation de chauffeur et de mécanicien. À ce jour, elle est la seule femme de la famille royale à avoir servi dans l’armée, rappelle le site
alliancefeministesolidaire.org. En 1945, elle décide de rejoindre l'Auxiliary Territorial Service (ATS), un service de femmes volontaires de l'armée de terre du Royaume-Uni, créé en 1938 pour servir lors de la Seconde Guerre mondiale.
Dans un article du People's Journal du 23 février 1952, Maud MacLellan, une commandante ayant formé la jeune femme confie : "La princesse, à l'époque, a également conduit une voiture à Londres, sur une distance de 45 miles, ce qui n'est pas un mince exploit pour un débutant."
Bien des années plus tard, dans Ever the Diplomat : Confessions of a Foreign Office Mandarin (2013), les mémoires du diplomate britannique Sherard Cowper-Coles, celui qui fut ambassadeur en Arabie saoudite entre 2003 et 2006 rapporte une anecdote sur la visite officielle du roi Abdallah à Balmoral en 1998.
Après le déjeuner, Elizabeth II propose au souverain saoudien de visiter le domaine. Des Land Rovers sont garées devant le palais et, conformément aux instructions, le prince s'installe dans le véhicule de tête, sur le fauteuil passager. Son interprète prend place sur la banquette arrière. Mais à la surprise générale, c'est la reine d'Angleterre qui prend le volant. A ce moment-là, les femmes n'ont pas encore le droit de conduire en Arabie saoudite (droit acquis depuis 2018, ndlr). Et c'est même avec une conduite plutôt sportive qu'Elizabeth II dévale les petites routes écossaises du domaine, tout en discutant. Abdallah, visiblement peu à l'aise, demande à son interprète d'inviter la souveraine à ralentir et à se concentrer sur sa conduite... Le diplomate raconte ceci : "Sa nervosité augmente à mesure que la reine, une conductrice de l'armée lors de la Seconde Guerre mondiale, accélère, le long des routes écossaises étroites, sans cesser de parler."
Le trône, aussi pour les filles
Depuis l’Acte d’Union de 1801, qui unifie la Grande-Bretagne et l’Irlande sous une seule bannière, les règles originelles de la succession au trône respectent la primogéniture avec préférence mâle. Cette loi consistait à favoriser la lignée masculine de succession au trône, quelle que soit son ordre de naissance, limitant la possibilité pour les femmes d’y accéder à l’absence d'héritiers masculins potentiels.
C'est l'aîné qui est appelé à succéder mais, s’il s’agit d’une fille, le garçon puiné devient prioritaire. Si cette tradition remonte loin dans l’histoire, dans la pratique, cet écueil a pu être évité en appliquant un principe de filiation par la mère. "Cette loi a permis à l’Angleterre d’assurer la continuité dynastique à des périodes difficiles et aussi de donner quelques-uns des plus grands souverains au royaume", explique un observateur expert de la royauté sur RTL.be. Elizabeth II est devenue reine uniquement parce qu’elle n’avait pas de frères.
Elizabeth Ire, Victoria ou Elizabeth II constituent de parfaits exemples de ces reines qui ont marqué l’histoire. Leur importance a été telle qu’elle a éclipsé la plupart des règnes masculins.
Extrait chronique RTL.be
Le 28 octobre 2011, la reine Elizabeth II profite d’une réunion des chefs de gouvernement du Commonwealth à Perth, en Australie, pour faire changer une nouvelle fois l’ordre de succession au trône britannique. La duchesse de Cambridge était alors enceinte de son premier enfant, sans que l’on sache encore quel était son sexe. La règle sera abolie en 2013, l'ordre de succession est désormais fixé par stricte primogéniture, sans préférence masculine. Ainsi l'enfant le plus âgé du souverain hérite du trône.
"Elizabeth Ire, Victoria ou Elizabeth II constituent de parfaits exemples de ces reines qui ont marqué l’histoire. Leur importance a été telle qu’elle a éclipsé la plupart des règnes masculins. Deux de ces souveraines ont même donné leur nom à leur époque puisqu’on parle aujourd’hui d’ère élisabéthaine et d’ère victorienne", analyse le chroniqueur royal belge.
La fin d'un règne féminin ? Dans l'ordre de succession au trône, c'est le fils de la Reine, le longtemps controversé prince de Galles, Charles, qui deviendra roi après la mort de sa mère. S'il venait à son tour à décéder, son fils William, duc de Cambridge, monterait sur le trône. Après ce dernier, c'est Georges de Cambridge, fils aîné de William et de Kate Middleton, qui accèdera au trône, suivi, dans l'ordre, de sa sœur cadette, la princesse Charlotte de Cambridge et de son frère, le prince Louis de Cambridge.
Définitivement "féministe" ?
"Les femmes ont obtenu le droit de vote, les femmes britanniques ont gravi l'Everest pour la première fois et le pays a élu sa première femme Premier ministre. L'Institut des femmes a toujours été une constante, rassemblant des femmes, les encourageant à acquérir de nouvelles compétences et à cultiver des talents uniques", peut-on lire sur la page d'accueil du site internet du Women Institute, qui cite des propos de la reine. Une fondation créée en 1915 pour revitaliser les communautés rurales britanniques en encourageant les femmes à participer davantage à la production alimentaire pendant la Première Guerre mondiale, et dont Elizabeth II est devenue membre en 1943.
Alors la reine Elizabeth II, féministe "ultime" ? C'est en tout cas ainsi que la décrit Olivia Colman, celle qui l'incarne à l'écran dans la série The Crown, diffusée sur la plateforme Netflix. Interviewée par Radio Times en 2019 à l'occasion de la sortie de la nouvelle saison, où elle succède à Claire Foy pour incarner la Reine d'Angleterre, la très populaire actrice britannique raconte être "tombée amoureuse de la Reine. C'est la féministe ultime, celle qui gagne sa croûte".
Ce n'est pas une petite bonne femme en violet qui se tasse.
Olivia Colman, actrice
Pour elle, la monarque a brisé de nombreux tabous :"C'est celle qui figure sur nos pièces et nos billets. Le prince Philip devait marcher derrière elle. Elle réparait des voitures pendant la Seconde Guerre mondiale, elle a insisté pour conduire le souverain d'un pays où les femmes n'ont pas le droit de conduire. Ce n'est pas une petite bonne femme en violet qui se tasse. ".
La reine est mon icône féministe et elle devrait aussi être la vôtre.
Emma Barnett, journaliste BBC
Dans The Telegraph en 2015, la célèbre journaliste britannique Emma Barnett la présente comme foncièrement féministe, rien que par "Le fait, par exemple, d’avoir rendu le genre non pertinent dans l’exercice de certaines fonctions" et d'"assumer son poste avec stoïcisme et le plus grand dévouement".
"La reine est mon icône féministe et elle devrait aussi être la vôtre", écrit la journaliste star de la BBC sur Twitter, des mots qui ont néammoins provoqué quelques réactions ironiques. "J'espérais un peu lire sur les progrès sérieux que la reine avait faits pour le féminisme, mais HÉLAS !", regrette une internaute. Quand au fait de "gagner sa croûte", comme le dit plus haut Olivia Colmann, inutile de rappeller ici combien la fortune et les dépenses de la famille royale ont fait scandale ...
Hommage à Ada Lovelace sur Instagram
Symbole s'il en est en cette ère où les réseaux sociaux sont rois, pour son premier post sur Instagram, à 92 ans, Elizabeth II avait choisi de mettre en lumière une pionnière des sciences informatiques : Ada Lovelace, considérée comme la première programmeuse de l'histoire.
Il y a deux ans, lors d'une visite au Science Museum de Londres, la souveraine partage deux clichés reproduisant les pages d’une lettre envoyée en 1843 à son arrière arrière-grand-père le prince Albert, époux de la reine Victoria. Celle-ci avait été écrite par Charles Babbage, un des précurseurs du premier ordinateur. Ces photos s’accompagnent d’un long message où elle s’adresse à la première personne aux près de 4,8 millions d'abonnés du compte officiel de @TheRoyalFamily. Elle écrit le commentaire suivant :
"Dans cette lettre, Charles Babbage racontait à la reine Victoria et au prince Albert son invention, le "moteur analytique", sur lequel les premiers programmes informatiques furent créés par Ada Lovelace, une fille de Lord Byron". Une petite leçon d'histoire féministe signée Elizabeth R. (pour Regina), comme sur tous ses documents officiels, publiée le 7 mars 2019, à la veille du 8 mars. De là à en faire une reine féministe ?
Entretien avec Isabelle Rivère, autrice de plusieurs ouvrages sur Elizabeth II et la famille royale.
Terriennes : Quand Olivia Colman qualifie Elizabeth II de féministe, diriez-vous la même chose ?
Isabelle Rivère : Je ne dirais pas ça comme ça. Je dirais qu'elle est devenue une icône féministe, peut-être sans le vouloir ! En fait, la manière dont elle s'est dévouée à sa tâche, cette image de perfection qui lui colle à la peau depuis le début de son règne, sans doute sans le chercher, tout cela a beaucoup fait pour rendre "normale" dans les esprits l'idée qu'une femme puisse être aux commandes d'un pays, et aux commandes tout court.
Peut-on la décrire comme une femme de pouvoir, qui a dû composer avec plus d'une douzaine de Premiers ministres hommes, et trois Premières ministres ?Je ne dirais pas ça non plus ! C'est une femme qui s'est consacrée à son métier sans se poser la question du pouvoir. Elle aime son métier, ce qui n'est pas pareil. Les monarques de Grande-Bretagne n'ont en réalité que des pouvoirs assez limités. C'est une monarchie constitutionnelle : la reine règne mais ne gouverne pas. Son pouvoir à elle s'exerce à travers une influence certes considérable, dans les faits, dans les esprits, dans les relations diplomatiques. Je ne l'appellerais donc pas femme de pouvoir, mais c'est une femme qui aimait les échanges avec les hommes de pouvoir. Elle était passionnée par "l'animal politique", cela l'a toujours intéressée.
Peut-être peut-on la considérer comme une femme de pouvoir lorsqu'elle accède au trône, en 1952. Elle entre dans un monde d'hommes : à l'époque la cour est un monde d'hommes, les monarchies sont des mondes d'hommes. Même si des femmes ont régné, la monarchie britannique est essentiellement un monde masculin, et elle va s'y faire une place, sans user d'un grand déploiement d'autorité, mais avec une autorité qui est là, parce qu'on va très vite reconnaitre son intelligence et ses extraordinaires capacités pour le métier.
Le fait d'être une femme a changé la donne ? C'est une conversation que j'ai eu avec John Major, ancien Premier ministre, qui parlait d'elle, puis il avait généralisé en disant qu'il y avait chez les femmes qui accèdent à ces niveaux de responsabilités des qualités d'empathie, de bon sens et d'intelligence au quotidien, et lui reconnaissait les qualités du pouvoir au féminin. Je pense qu'Elizabeth II, comme celles qui l'ont précédée, Victoria ou Elizabeth Ire, a installé une vision dans l'ensemble très positive du pouvoir au féminin.
Cela a rendu la tâche plus facile ou plus difficile ? Dans ce qui a été rapporté par les petits-enfants de Churchill, lorsque ce dernier a quitté le pouvoir, il était tombé follement amoureux de sa reine, définitivement conquis et par son charme et par son intelligence. C'est vrai que c'est lui qui va lui apprendre le métier. Au cours de leurs audiences hebdomadaires, il se rend compte qu'il a affaire à quelqu'un qui a des qualités exceptionnelles pour régner.
Un métier qui a pesé sur sa vie de femme ? A bien des niveaux, bien évidemment. Sur sa vie de couple, car lorsqu'elle accède au trône, elle n'est mariée que depuis quatre ans, avec deux enfants en bas âge. Tout de suite, à la mort de son père, la mécanique de l'institution monarchique se met en place. Le système vous enveloppe, d'un seul coup s'empare de votre vie. Elle fait cette expérience à un stade très précoce dans sa vie de jeune mariée et de jeune maman. Cela a beaucoup pesé sur le temps qu'elle a pu consacrer à ses deux aînés, il y a notamment ce tour du Commonwealth en 1954 qui a duré six mois. Dans le cas du Prince Charles en tout cas, cela a installé une figure de l'absence, qui va peser sur sa vie assez longtemps.
Soixante-dix ans de règne, des années marquées par l'avancée des droits des femmes... Comment a-t-elle suivi ces évolutions ? Au cours de son règne, elle a exprimé à plusieurs reprise son soutien à une participation accrue des femmes à la vie publique. En 1966, elle avait salué ces progrès dans un discours :
"dans le monde moderne, les femmes, grâce à leurs efforts, jouent pleinement leur rôle". Il y a eu chez elle un désir de reconnaissance des avancées des droits des femmes, mais aussi un désir que ces droits continuent de progresser. En 2010, lorsque le synode de l'Eglise anglicane avait rejeté l'accès des femmes à l'ordination en tant qu'évêques, on l'avait dit très déçue.
Mouvement Metoo, débat sur l'avortement, ces sujets ont-ils été abordés voire commentés par Elizabeth II ? Non, elle ne s'autorise pas le droit d'exprimer ce type d'opinion, qui pourrait être perçue comme ayant un caractère politique. C'est ce que l'usage impose aux monarques constitutionnels. C'est quelqu'un qui ne laisse filtrer aucune opinion personnelle.
Quel rôle peuvent jouer les femmes au sein de la famille royale, et dépasser le statut de "princesses de façade", comme certains peuvent les qualifier ? Elizabeth II a-t-elle permis de faire bouger les choses ? Les femmes au sein de la famille régnante n'ont jamais été des duchesses ou des princesses de façade. Ce sont des femmes qui ont toujours fait beaucoup de choses, souvent très peu connues, sur le plan de l'action sociale notamment. Cela a toujours été là. Diana a beaucoup fait avancer des causes essentielles pour la société de l'époque, comme briser le tabou autour des malades du sida. Son retentissement a dépassé les frontières du Royaume-Uni. Aujourd'hui, les femmes de la famille royale ont pris à bras le corps des sujets de société.
Camilla, l'épouse du Prince Charles, porte depuis plusieurs années le flambeau contre les violences domestiques et les violences sexuelles. Pour l'avoir suivie dans le cadre de la préparation d'un livre, je l'ai vue rencontrer des victimes dans des centres situés dans des quartiers défavorisés.
Autre exemple, la duchesse de Cambridge, l'épouse du Prince William, a partagé les difficultés qu'elle avait eues en tant que jeune maman de manière à déculpabiliser toutes les femmes qui se retrouvent maman sans y être vraiment préparées, se disant qu'elles sont des "mauvaises-mères" etc... La comtesse de Wessex, l'épouse du Prince Edward, a parlé récemment des problèmes liés à la ménopause. Ce sont des sujets très concrets. Il y a un effet miroir chez les femmes de la famille royale qu'il ne faut pas négliger. On remarque sans doute plus l'importance de ce rôle-là parce qu'il est renforcé par les médias et les réseaux sociaux, qui n'existaient pas avant, mais qui a toujours existé. Elles ne sont pas des femmes si différentes des autres !