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200 000 victimes de viols et tentatives de viols sont estimés en France chaque année par les autorités et les associations. Mais seule une infime minorité parvient à déposer plainte contre les agresseurs. Sur 14 000 femmes, elles sont ensuite que 1400 à obtenir justice.
Des auditions interminables au commissariat aux examens gynécologiques, en passant par les confrontations avec l’agresseur ou les préparatifs du procès jusqu’au verdict, Laetitia Ohnona documente le parcours du combattant des plaignantes. La grande majorité voit leur recours pour viol transféré aux tribunaux correctionnels, où ils sont traités comme de simples agressions sexuelles, ou notifiés par un non-lieu envoyés par la poste, faute de moyens étatiques adéquats.
Le traitement judiciaire des victimes de viols est représentatif de ce que la société pense des femmes violées.
Laetitia Ohnona
Tiraillées entre le choc de l’agression, le scandale et la médisance, le déshonneur social et la peur d’être observées comme des fabulatrices, la plupart des victimes n’osent pas intenter d’actions en justice contre leurs violeurs.
Sans négliger le moindre détail sur la souffrance des femmes violées et les méthodes procédurales auxquelles s’adonnent les ténors de la justice, Laetitia Ohnona amène le public à se distancier des esquisses stéréotypées de l’agresseur armé évoluant dans la nuit, et à penser le viol comme un crime se produisant majoritairement dans les cercles amicaux et familiaux.
Quelles sont les raisons qui vous ont incitée à documenter le parcours judiciaire des femmes violées en France ?
En tant que journaliste et réalisatrice, je me suis toujours intéressée à ces sujets liés aux violences faites aux femmes. Il y a vingt ans, j’avais mené une enquête sur les viols commis par certains professionnels de santé sur leurs patientes lors de consultations médicales. À l’époque, c’était un sujet extrêmement tabou et j’avais compris la violence supplémentaire que cela pouvait être pour les femmes. C’est donc une thématique que j’avais en mémoire.
Pour ce nouveau documentaire, je me suis intéressée à l’angle judiciaire parce que c’est un domaine que j’ai eu plusieurs fois l’occasion d’explorer dans le cadre de mon travail. Je me suis rendue compte que la manière qu’avait l’institution judiciaire de traiter les victimes de viols, singulièrement les femmes, était très éloquente et représentative de ce que la société pense des femmes violées.
Elle l’a bien cherché - pourquoi titrer le film de cette formule percutante ?
Le titre révèle en une seule phrase le sujet du film. C’est-à-dire : tout le monde sait de quoi il s’agit sans même faire mention du mot viol. C’est une phrase qui est fortement ancrée dans les esprits depuis toujours. Dans la plupart des cas, beaucoup considèrent qu’une femme légèrement vêtue, qui a été victime d’un viol par un proche dans un contexte festif et alcoolisé, est forcément responsable. Et les jurés qui sont amenés à juger un viol peuvent aussi avoir cette phrase en tête. Ce titre peut donc être perçu comme de la provocation certes, mais c’est aussi une façon concrète d’inviter les spectateurs et spectatrices à réfléchir autrement sur le viol.
Plusieurs des femmes violées dans le film font état d’un sentiment de culpabilité. Est-ce une situation fréquente ?
C’est effectivement une situation permanente dans les affaires de viols. C’est vraiment la seule infraction criminelle où la victime se sent toujours coupable, même lorsque le viol se produit dans une rue sous la pression d’une arme. Les victimes se disent toujours qu’elles auraient pu éviter de se retrouver là. À fortiori, si le viol est commis chez une connaissance ou un ami proche, la victime est constamment celle qui va nourrir ce sentiment de culpabilité. Soit c’est le violeur qui le lui fait ressentir, soit ses proches, soit la police dans certains cas. C’est un sentiment qui va être entretenu longtemps chez les victimes de viol.
L’ensemble des plaignantes dans le documentaire témoigne anonymement. Cette mesure a-t-elle un lien avec le déshonneur social ?
C’était un choix personnel pour plusieurs raisons. Il faut savoir qu’au commissariat, les deux premières femmes étaient venues déposer plainte moins de 24 heures après leur viol. Donc en termes de responsabilité, d’éthique et de pudeur, il m’a semblé inopportun de les exposer alors qu’elles étaient en état de choc. Déjà, le fait qu’elles aient accepté de témoigner en ma présence durant l’audition était précieux. Il n’était donc pas question pour moi de les mettre mal à l’aise sur le moment, mais aussi plus tard. Ensuite, il faut savoir que l’une des femmes violées avait 56 ans. Elle avait sûrement des enfants et n’allait pas forcément les informer de son viol. La situation était donc compliquée.
L’autre motivation était plus symbolique : il était important que chacune de ces quatre femmes soit représentative d’une victime de viol en France. Ainsi, en ne les voyant pas, on peut plus s’identifier à cette espèce de parcours unique, qui, depuis l’introduction de la plainte jusqu’au procès aux assises dure quatre ans en moyenne.
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Chaque année en France, on estime à 200 000 le nombre de viols et tentatives de viols. Or seulement 16 400 plaintes sont déposées et une sur dix aboutera à un procès aux assises… De quels maux résulte cette atterrante situation ?
Entre ces chiffres (les 200 000 cas et tentatives de viols et les 16 400 plaintes introduites), il y a toute une pléthore de victimes qui n’osent pas porter plainte. Soit parce que les faits sont trop anciens, qu’elles se disent que cela n’aboutira à rien et qu’on va leur demander pourquoi elles n’ont pas été déposées plainte plus tôt, soit parce qu’il n’y a pas d’éléments matériels, de traces du violeur (sperme, salive…).
Face à la confrontation avec le violeur, aux douloureuses tentatives de se faire entendre et à la peur de ne pas être crue, de nombreuses femmes préfèrent ne pas aller en justice. Par la suite, il y a toutes celles qui sont en état de choc ou de déni. Et il y a des victimes qui ne vont prendre conscience de la situation que bien plus tard. Il y a donc plusieurs motifs qui incitent à ne pas porter plainte.
Les magistrats filtrent et n’envoient aux assises que les dossiers qui ont le plus de chances d’aboutir à une condamnation.
Laetitia Ohnona
Entre les 16 400 plaintes déposées et les 1600 dossiers qui sont traités aux assises, il faut comprendre que le problème est aussi d’ordre économique. C’est-à-dire que le système judiciaire ne dispose pas des moyens financiers adéquats pour traiter l’ensemble des dossiers et les envoyer aux assises. Dans ce contexte, les magistrats et les policiers font une espèce de tri, ils filtrent et choisissent d’envoyer aux assises les dossiers qui ont le plus de chances d’aboutir à une condamnation.
Il faut donc comprendre que c’est une minorité de femmes qui obtiennent la condamnation de leurs violeurs, notamment lorsqu’il y a eu des violences physiques… La grande majorité des plaintes est classée sans suite. Et parmi les dossiers restants, certains cas seront traités aux assises, d’autres en tant qu’agression sexuelle (même s’il y a eu un viol) afin d’être rapidement jugés au tribunal correctionnel.
Ces mesures ne sont-elles pas préjudiciables aux victimes ?
Ces mesures sont tout à fait préjudiciables, car il faut se mettre à la place des victimes qui ont le courage de porter plainte, de témoigner durant des heures d’audition, d’être confrontées à leurs violeurs dans la même pièce, de subir un examen médico-judiciaire sur un corps meurtri et violenté. Elles effectuent toutes les procédures nécessaires au traitement de leur dossier et elles reçoivent trois, six ou neuf mois plus tard, un courrier de classement sans suite. Les choses s’arrêtent là. Le violeur s’en sort intact. Et quand il y a instruction, mais que finalement le procureur décide de ne pas poursuivre ce dernier, il peut ordonner un non-lieu. Rien que le terme en soi est éloquent, il dit que le crime n’a pas eu lieu. C’est donc une énorme violence pour les victimes. Surtout lorsqu’on leur dit que le dossier n’est pas assez solide, en général pour les fellations forcées, les pénétrations digitales…
Y a-t-il une possibilité de recours devant la justice ?
Il est possible de porter une nouvelle fois plainte en se constituant partie civile, mais cela ne constitue pas une garantie que la plainte aboutisse à un procès. C’est-à-dire qu’il peut encore y avoir un non-lieu…
Au-delà des viols, harcèlements et agressions sexuelles, les associations soulignent le nombre record des meurtres de femmes par leurs conjoints. Quel regard portez-vous sur ces féminicides ?
À l’heure où je vous parle, une 81ème femme a été assassinée par son ex-conjoint, il l’a écrasée à plusieurs reprises avec sa voiture. C’est le deuxième féminicide de la semaine. C’est donc une situation intenable. Le plus consternant est que les préconisations des collectifs et associations féministes qui accompagnent les victimes lors du dépôt de plainte ou des procédures judiciaires ne sont pas assez écoutées. On ne tient pas assez compte de leurs préconisations pour prendre des mesures urgentes. Il devient donc insupportable d’entendre ou de lire les informations liées à ces crimes dans la presse.
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Qu’espérez-vous de la diffusion de votre documentaire ?
J’espère qu’après avoir vu le film, chaque spectatrice et spectateur se considère comme un potentiel juré d’une affaire de viol en cour d’assises. J’aimerais également que la perception classique que nous entretenons sur le viol évolue. C’est-à-dire qu’il faudrait se distancier du schéma de l’agresseur armé attaquant les femmes dans les rues le soir. 91 % des viols sont commis par des connaissances et dans la grande majorité des cas, il n’y a pas d’éléments ou de preuves matérielles. Il faudrait donc que les jurés le comprennent pour porter un regard différent sur ce crime et le juger comme il se doit.
Laetitia Ohnona, la réalisatrice de Elle l'a bien cherché, et Lisa Laonet, avocate,
racontent leur enquête et témoignent de la difficulté pour les victimes de viol à obtenir justice.