Elles sont sages-femmes... en grève !

Depuis près plus de deux mois, les sages-femmes françaises sont en grève. Leur objectif : être reconnues pour toutes leurs compétences médicales. Malgré plusieurs rencontres avec les pouvoirs publics, malgré les promesses de la ministre de la Santé, Marisol Touraine,, elles ont décidé de poursuivre leur mouvement, tant que des réponses concrètes ne seront pas apportées. Rencontre avec des sages-femmes lassées de se démener pour leur travail dans le plus strict anonymat.
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Elles sont sages-femmes... en grève !
Marseille, lors d'une manifestation le 19 novembre -©AFP/Anne-Christine Poujoulat
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"On ne pensait pas que ça prendrait une telle ampleur." Attablées sous la lumière rouge de la terrasse chauffée d’un bistrot parisien, Coralie Godmé et Stéphanie Villard, deux jeunes sages-femmes aux traits tirés par la fatigue et la rancœur, évoquent leur situation des dernières semaines. Depuis le 16 octobre, de nombreuses sages-femmes françaises, tant hospitalières que libérales, se sont mises en grève illimitée. Leur but : être reconnues à la hauteur de leur travail. "Dès la fin de la première semaine, il y avait 75% de grévistes dans la maternité", se souvient Stéphanie.
 
A l'hôpital, les sages-femmes sont multitâches. "Par exemple, on fait secrétaire comptable", note la jeune femme. Au quotidien, elles courent entre les patientes, n'ont pas le temps de les suivre comme elles le souhaiteraient. Coralie, blouson de cuir et écharpe multicolore, ironise : "Si on peut s'approcher d'elles, c'est déjà bien !" Elles doivent très vite décider quoi faire en cas d'urgence, ou choisir d'attendre, pour ne pas aggraver les difficultés. A chaque fois, en l'espace de quelques secondes. 
 
Sans compter les histoires personnelles des femmes hospitalisées dans leur maternité de Saint-Denis, au nord de Paris. Les deux sages-femmes évoquent les fausses-couches tardives qui s'enchaînent parfois en une seule nuit de garde, ou l'accouchement de femmes battues, violées… qui ont donc particulièrement besoin d'être écoutées. "Tu fais le social aussi", relève Coralie. Stéphanie complète : "Tu ne passes pas une garde sereine. C'est l'adrénaline, il ne faut pas nier que ça nous plaît. Mais on n'est pas des bisounours." Elle estime que "dans une toute petite maternité, avec 500-600 accouchements par an, il y en a au pire deux par nuit. Mais à Saint-Denis, on a des gardes de nuit avec 14 accouchements !"
 
Elles sont sages-femmes... en grève !
Pour Coralie et Stéphanie, courir entre les femmes et la compta ne suffit plus. Il faut être reconnues -©TV5MONDE/Bénédicte Weiss
Reconnaissance
 
Alors, pour ces deux jeunes collègues et pour leur profession en grève, être reconnues pour leurs compétences médicales est de première importance. "Si j'étais reconnue pour ce que je fais, on ne se rappellerait pas qu'au procès que j'ai cette fonction médicale !" proteste Coralie en se référant au top-4 des professions médicales qui se retrouvent le plus au tribunal. Parmi elles, les gynécologues et les sages-femmes. Pour l'instant, les sages-femmes sont face à un paradoxe législatif : pour le code de la santé, elles exercent avec le statut de praticien médical. Mais dans la fonction hospitalière, elles relèvent du paramédical. "Ce qu'on veut, c'est intégrer la fonction médicale hospitalière", explique Coralie. Stéphanie ajoute : "Ca officialiserait tout ce qu'on fait déjà."
 
Car elles paient déjà les charges inhérentes à cette fonction : "un conseil de l'ordre, une responsabilité civile professionnelle - protection juridique (RCP-PJ) en cas de plainte." Soit 35 euros par mois pour Stéphanie, 150 par an pour Coralie. "Tout à titre personnel", précise sèchement la première, les mains plongées au fond des poches de son manteau noir.
 
Elles sont sages-femmes... en grève !
Manifestation devant l'Agence régionale de santé de Marseille -©AFP/Anne-Christine Poujoulat
Marre du rose
 
"Les gens pensent que notre boulot c'est rose-bonbon, relate la jeune femme entre deux cigarettes. Mais, si j'aime bien ma journée, c'est parce que j'aime mon travail. Pas parce qu'elle serait pépère." Alors, pour la grande manifestation du 7 novembre, qui a rassemblé entre 4 000 et 6 000 sages-femmes dans la rue, et les suivantes, pas de rose. Mais du blanc, du noir et des masques. De quoi "casser les images" selon Stéphanie. Ce que défend aussi Coralie : "Il était temps qu'on le fasse. Il y en a assez du rose et des chansons sur l'obstétrique !"
 
Car, relatent les deux collègues, même les patientes ne réalisent pas toujours qui elles sont. Si certaines arborent un morceau de scotch sur leurs vêtements en signe de soutien au mouvement - pendant leur service, les sages-femmes en grève en portent sur leur blouse rose - nombreuses sont celles qui les appellent "infirmière" ou "docteur", selon que la sage-femme à qui elles s'adressent soient une femme ou un homme. Pourtant, martèle Stéphanie, "pour chaque personne qu'on croise dans la rue, il y a huit chances sur dix que la première personne qui l'ait touchée, ce soit une sage-femme !"
 
Les chefs de service des maternités de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) ont apporté leur soutien aux grévistes. Ce qui fait du bien à Coralie : "Ils ont rappelé que les gynécos sans les sages-femmes ce n'est pas possible, et les sages-femmes sans les gynécos, non plus."
 
Elles sont sages-femmes... en grève !
Sylvie Eskenazi, sage-femme libérale, souhaite tout simplement être connue des femmes
Prendre le temps
 
Plus au sud dans Paris, dès la porte d'entrée de son cabinet, difficile de ne pas savoir que Sylvie Eskenazi est en grève, au vue des nombreuses affiches "Je suis sage-femme… en grève" qui tapissent les murs. A l'intérieur de la petite salle de rendez-vous de cette quadragénaire au large sourire, une longue table rouge pour osculter les femmes, des tiroirs soigneusement étiquetés "sparadraps", "contraception" ou encore "homéopathie". Une bibliothèque et des objets colorés rendent ces lieux chaleureux. Loin de la froideur que dégagent d'autres cabinets…
 
Elle raconte les premières consultations. Lorsqu'elles arrivent, les femmes ont beaucoup de questions. Comment leur grossesse va être suivie, à quelle fréquence seront les rendez-vous… sans compter l'évocation des antécédents médicaux, de la situation personnelle de la future mère… le tout en "une heure ou trois quarts d'heure, payés 23 euros", chiffre Sylvie Eskenazi. Elle poursuit : "En cabinet, une sage-femme libérale qui ne fait pas de dépassement d'honoraire ne peut pas gagner sa vie… à moins de travailler douze heures par jour, comme ce que je fais". 
 
Quid du jour de l'accouchement ? "La sage-femme libérale accompagne la naissance là où elle peut. A la maternité, ou sur un 'plateau technique', souvent privé. La majorité ne peuvent pas le faire. C'est un choix, de la même façon que beaucoup de gynécologues ne font plus d'accouchements non plus." Pour sa part, elle fera son dernier en décembre 2013 ou janvier 2014.
 
Pour la profession, l'idéal serait de répondre à l'adage "une femme, une sage-femme". En suivant chaque grossesse de A à Z. Tout au plus de manière semi-globale, la sage-femme suivant la grossesse et le post-partum, les mois suivant l'accouchement, se faisant remplacer par une autre le jour de l'accouchement si elle ne peut pas être là. 
 
Elles sont sages-femmes... en grève !
Une consultation de suivi de grossesse -©AFP/Jean-Sébastien Evrard
Premier recours
 
Parmi les revendications des sages-femmes en grève, celle d'être reconnues comme praticien de premier recours, c'est-à-dire être accessibles directement dans un parcours de soins dédié, sans passer par la case "médecin généraliste" auparavant. Mais, "de fait, avant qu'elle ne rentre à l'hôpital, la sage-femme a toujours travaillé avec ce premier recours, relève Sylvie Eskenazi. Dans les villages, on tapait à la porte de la sage-femme du coin pour les naissances… Nous faisons le premier recours, mais nous en réclamons la lisibilité par les femmes.
 
Elle regrette la situation actuelle : "Lorsqu'une femme est enceinte, on l'adresse souvent à un médecin." Sans évoquer la possibilité de consulter une sage-femme. Ce que, constate Sylvie Eskenazi, les femmes regrettent après coup. Pareil à la pharmacie. Souvent, ses ordonnances se voient refusées par les apothicaires. La sage-femme doit alors décrocher son téléphone pour informer le pharmacien de son droit à prescrire certains médicaments. Même si elle en indique peu pour ses patientes - elle privilégie les conseils, les compléments alimentaires ou la phytothérapie. 
 
Les sages-femmes françaises ne sont pas les seules à connaître ces difficultés. En Suisse, elles sont confrontées aux mêmes problèmes. Doris Güttinger, la secrétaire générale de la fédération suisse des sages-femmes explique : "Dans la pratique indépendante (l'équivalent des sages-femmes libérales en France, ndlr), les sages-femmes peuvent suivre la grossesse, l'accouchement et le post-partum. C'est dans leurs compétences. C'est dans la loi. Nous sommes la seule profession 'non-médecin' avec ces compétences, toutes les autres professions travaillent sur ordonnance médicale." Mais la pleine reconnaissance n'est pas acquise pour autant : "La plupart des femmes vont chez un gynécologue en cas de grossesse. Elles accouchent à l'hôpital mais elles rentrent chez elles de plus en plus tôt après l'accouchement car cela coûte cher. Les sages-femmes s'en occupent donc après.
 
Doris Güttinger relate qu'en vingt ans, la rémunération des sages-femmes n'a guère augmenté. Bien que les sages-femmes suisses ne se soient pas encore mises en grève comme en France, qu'elles ne soient pas non plus descendues dans la rue pour manifester leurs revendications, elles souhaitent "changer cela, pour que les femmes contactent les sages-femmes dès leur grossesse." Bref, qu'elles soient pleinement reconnues par leur pays et par les femmes qu'elles peuvent accompagner.
 
Elles sont sages-femmes... en grève !
Coralie Godmé, pas prête d'arrêter sa grève : elle veut du concret, donc son statut -©TV5MONDE/Bénédicte Weiss
Regarder à l'étranger
 
Face à cette situation, chacun regarde ce qui se fait ailleurs. Pour Stéphanie, Coralie et les syndicats fers de lance dans la grève, la Grande-Bretagne est un exemple à suivre en matière de conditions de travail. "Les sages-femmes anglaises, lorsqu'elles prennent leur tour de garde, peuvent avoir quatre patientes… mais une seule au travail, décrit Coralie. Alors qu'ici, on ne les connaît même pas !"
 
Autre pays apprécié des deux jeunes femmes, la Suisse. Stéphanie se souvient : "A la maternité, on a reçu une étudiante suisse. En accompagnement, elle était ultra-top." Elle poursuit : "En Suisse, elles ont quatre femmes maximum. Leurs conditions de travail n'ont rien à voir."
 
Pourtant, Doris Güttinger déplore elle aussi une surcharge de travail : "Dans les hôpitaux, nous avons de plus en plus de cas où les sages-femmes doivent s'occuper de plusieurs femmes en même temps, évoque-t-elle. Le suivi de la femme accouchante n'est pas optimal." Elle décrit : "Dans les grands hôpitaux où il y a plus de mille accouchements à l'année, une sage-femme peut courir d'une chambre à l'autre pour voir où le bébé va naître en premier…" Alors, elle préfère citer en exemple la Suède, les Pays-Bas ou l'Australie, "parce que les sages-femmes y ont un statut plus accepté, c'est normal pour les femmes, en cas de grossesse, de contacter une sage-femme".
 

Déjà il y a douze ans...

Déjà en 2001, les sages-femmes avaient mené une grève dure. Elles ont alors obtenu la reconnaissance de leurs diplôme à bac+4, et des promesses de reconnaissance de leur statut de praticien hospitalier, restées lettre morte depuis, selon les principales concernées. 
 

“J'ai ma dermato, mais pas de sage-femme“

Sylvie Eskenazi le relève : s'il est courant d'être suivie régulièrement par un dermatologue, par exemple, on verra rarement une femme dire "j'ai ma sage-femme". Tout au plus a-t-elle un "gynéco"... alors que les sages-femmes peuvent légalement assurer le suivi complet des grossesses depuis 2007 (à condition qu'elles ne soient pas pathologiques) et surveiller la contraception des femmes, depuis 2009. 
 
Lors des accouchements, en cas d'urgence, elle peut prescrire des médicaments type adrénaline, et même pratiquer et suturer des épisiotomies, comprendre une incision chirurgicale du périnée pour laisser passer l'enfant, sous anesthésie locale. Cette dernière peut, elle aussi, être effectuée par la sage-femme. "Quelle profession paramédicale pourrait pratiquer un acte chirurgical et recoudre ?" interroge Sylvie Eskenazi. Avant de conclure : "Nous avons des responsabilités énormes, mais qui ne sont pas visibles dans la population générale."
 

En Suisse et en Belgique, des maisons de naissance

En Suisse et en Belgique, des maisons de naissance
©AFP/Didier Pallages
Dans des pays comme la Suisse, ou la Belgique, les maisons de naissance se sont développées. Elles permettent de suivre les femmes de manière très personnalisée, à l'instar du précepte "une femme, une sage-femme". 
 
Elles sont inexistantes en France, mais leur expérimentation pourrait être votée prochainement par le Parlement. Elles sont une vingtaine en Suisse, définies dans la loi depuis 2005, soit environ 1300 naissances par an. En Belgique, elles sont sept. 
 
Ce qui a poussé Maud Leveque, une sage-femme de nationalité française, à s'expatrier outre-Quiévrain pour suivre ses études, puis travailler dans ce type d'institution. Elle est employée à la maison de naissance de Namur. Pour elle, ce cadre est idéal pour suivre les femmes et permet de "se mettre en avant de la pathologie" dans le cours de la grossesse. 
 
Elle relate qu'en Belgique aussi, "les sages-femmes hospitalières sont vite débordées", mais les démarches administratives sont "plus simples", notamment auprès des assurances. 
 
Maud Leveque nourrit "un peu d'espoir" dans la grève suivie en France. "Je voudrais bien rentrer chez mois", soupire-t-elle.