Fil d'Ariane
Emily Dickinson (1830-1886) est aussi connue comme la "recluse d’Amherst", du nom de la petite ville du Massachusetts où elle vécut. La poétesse américaine, aujourd'hui l'une des plus lues au monde, n’a publié qu’une douzaine de poèmes de son vivant ‒ sur leur nombre exact, les experts divergent. Une existence romanesque, donc, mais par manque d’informations, par la rétention et le secret : une énigme. Un père ultra-puritain, élu au Congrès américain, et une mère migraineuse ; Emily Dickinson ne s’est jamais mariée et on ne lui connaît que des amours contrariées, dont, peut-être, une passion pour sa belle-sœur Susan. Il y a aussi ces mystérieuses missives adressées à un "Maître", sur l’identité duquel on a également beaucoup écrit et conjecturé.
Emily Dickinson n’a jamais voyagé ni vu la mer. Elle s’est peu à peu retranchée dans sa maison et dans son jardin, pour finir par ne plus quitter sa chambre. Elle aurait pu jouer un rôle dans la vie des lettres à Boston ; elle a préféré se confiner, quitte à passer pour folle. Après le départ et le mariage de son frère aîné Austin et la mort de ses parents, elle vivra seule dans la demeure familiale avec sa sœur cadette Lavinia. Lavinia, qui avait promis de brûler ses poèmes après sa disparition, n’en a heureusement rien fait.
La maison d'Emily Dickinson, à Amherst. En avril 2004, à l'occasion du mois de la poésie, elle abrita une lecture marathon de tous les poèmes de la poétesse américaine.
Il reste des lettres, magnifiques, notamment celles qu’Emily a adressées à Thomas W. Higginson, influant essayiste et lui-même poète, pour savoir ce qu’il pensait de ses écrits et si ces derniers étaient "vivants". Intrigué, il lui demande à quoi elle ressemble. Elle répond, en juillet 1862, par cette formule : "Je n’ai pas de portrait, pour l’instant, mais je suis petite, comme le Roitelet, mes Cheveux sont hardis, comme la Bogue de la Châtaigne ‒ et mes yeux, comme le Sherry dans le Verre, que laisse l’Invité ‒ Cela fera-t-il l’affaire ?" (extrait de Emily Dickinson. Lettres aux amies et amis proches, José Corti, 2012, traduit par Claire Malroux, ndlr). C’est un bon début. Mais Higginson lui déconseille de publier. Ses compositions, selon lui, manquent d’ordre, leurs rimes sont bancales, il juge leur style à l’image de leur auteure, "spasmodique", "incontrôlé" et "fantasque".
Higginson ne comprend pas Dickinson, mais la jeune femme le fascine. Il écrira qu’elle parle des puddings "sur un ton très rêveur, comme s’il s’agissait de comètes". Par cette remarque, il définit sans le savoir l’une des forces de l’œuvre de Dickinson : la correspondance entre le plus petit (le trivial et le quotidien, l’humble insecte), et le plus grand (le cosmos, l’universel, la métaphysique). Dickinson noue entre eux les extrêmes.
Enfin, et surtout, en plus des lettres, il y a ce trésor, ces quelque 1775 poèmes, une œuvre majeure rédigée sur des bouts (des miettes) de papier épars : fragments d’enveloppes, de cartons, d’emballages (notamment de chocolat).
Les éditions La Dogana propose une nouvelle traduction en français de 117 d’entre eux. A chaque époque correspond une relecture des classiques, qu’il faut réinterroger, et retraduire. Le regard de Philippe Denis a ceci de précieux qu’il est également poète : dans sa traduction, il cherche le choc des mots plutôt que d’essayer de restituer, à tout prix, tout le sens du poème.
Il prend ses distances, dans une préface, avec l’image de la "recluse" : "Certes, Emily Dickinson s’est retirée, mais Thoreau en a fait tout autant pas très loin sans que cette même étiquette lui soit collée à la peau." En demeurant dans "l’infini claquemuré" de sa chambre, en regardant l’univers depuis sa fenêtre, la poétesse ne se tient pas à l’écart, elle n’est pas "recluse" : elle se construit voyante, au cœur du monde. Et si elle fuit le commerce des hommes et des femmes, c’est pour se rendre disponible à l’écoulement, grave et impalpable, du temps. Elle habite le précaire. On peut en juger en relisant ce court poème, sans titre, ressemblant comme les autres à une liste :
Dickinson disparaît, pour mieux voir :
La Québécoise Dominique Fortier a osé, pour notre bonheur, s’inspirer de cette vie invisible pour livrer un récit. C’est en romancière et en traductrice qu’elle aborde la biographie de son modèle, pour en restituer la mélodie. Les courts chapitres des Villes de papier s’affranchissent pour mieux dénicher la vérité d’une existence qui nous échappe, à rebours de toutes péripéties.
C’est une Emily Dickinson "de papier", un personnage donc, que Dominique Fortier prend la liberté d’inventer. C’est pourquoi son livre "vit".
La romancière ose le "je", de temps en temps, parlant des maisons dans lesquelles elle a elle-même vécu, de ses déménagements, de la vue qu’elle avait de ses fenêtres. Du temps, non pas perdu, mais essentiel, passé à regarder dehors. Ce ne sont pas des digressions, mais des biais pour mieux cerner la fameuse "Dame en blanc" (autre surnom de Dickinson), la rendre proche du lecteur, qui lui aussi commence à observer le monde par ses propres fenêtres.
Avec Emily Dickinson, tout apparaît dans la perspective de l’existence entière : de la naissance à la mort. Dominique Fortier écrit : "Emily, qui entrevoit malgré elle le début et la fin de chaque chose, ne peut voir un nourrisson sans imaginer le vieillard qu’il deviendra, et pareillement, à la vue d’un vieil homme, elle devine en transparence le bébé qu’il ne se souvient pas d’avoir été."
Le lecteur revisite, grâce à la romancière, l’enfance de la poétesse, son court séjour chez les sœurs du Mount Holyoke Female Seminary, son quotidien. Chaque détail retrouve sa place, son importance, comme la recette de pain d’épices d’Emily. Tout est approfondi par la répétition : "Pour être certain de faire cent fois, mille fois une promenade plus riche que celle de la veille, il n’est besoin que de se promener tous les jours dans le même jardin." Et un jardin, comme une goutte d’eau ou un caillou, contient le monde entier.
Il ressort de ces pages la vision douce d’une Emily Dickinson apaisée. Une vision éminemment pudique aussi, car si les gouffres apparaissent, c’est en pointillé. Ils se laissent deviner dans le plus infime : les traces d’un oiseau dans la neige.