Emine Erdogan, “femme forte“ et figure ambiguë de Turquie

Recep Tayyip Erdogan, actuel Premier ministre turc a été désigné le 1er juillet par le parti islamo-conservateur AKP (Parti de la justice et du développement), candidat à l'élection présidentielle turque d'août 2014. L'aboutissement de onze ans de règne malgré les polémiques dont il fait l'objet. L'une d'entre elles concerne son épouse : Emine Erdogan. Cette femme, issue comme son mari d'un milieu modeste et conservateur, est de plus en plus présente sur la scène publique. Une figure féminine complexe de la Turquie contemporaine qui fascine autant qu'elle dérange. Décryptage.
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Emine Erdogan, “femme forte“ et figure ambiguë de Turquie
Le Premier ministre turc Erdogan et sa femme Emine sont acclamés par l'assistance, le 1er juillet à Ankara, après avoir été proclamé candidat à la prochaine présidentielle (Photo Adem Altan. AFP)
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En larmes et revêtue de la tête aux pieds de bleu scintillant. L'épouse du Premier ministre turc n'a pas hésité à montrer publiquement son émotion le 1er juillet à Ankara. Son mari, Recep Tayyip Erdogan, vient d'être désigné officiellement candidat pour la présidentielle d'août 2014 par le parti islamo-conservateur, l'AKP ("Parti pour la Justice et le Développement"). L'image (lien en turc) d'Emine Erdogan, assise à la droite de son mari, donné favori pour la présidentielle, et de leur fille Sümeyye à l'arrière, a fait le tour des médias turcs, élevant presque Emine au rang de star dans le pays. L'aboutissement d'une forte assiduité publique de cette femme "de", qui fait pourtant l'objet de nombreuses critiques.

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Depuis l'accession au pouvoir de son mari à la tête du pays en 2003, Emine Erdogan semble remplir son rôle de Première dame à 100%. Elle est de tous les événements politiques de son époux. Aux assemblées ("meeting") et déplacements de ce dernier à l'étranger, s'ajoutent les voyages humanitaires dans des pays généralement musulmans, ou encore les visites auprès des familles des victimes de la catastrophe minière de Soma. Elle n'hésite pas, pour redorer l'image de Recep Tayyip Erdogan, à poser devant les objectifs, bébé dans les bras ou consolant, en larmes, une mère endeuillée. En déplacement avec elle, les ministres de la Famille ou des Affaires étrangères passent souvent inaperçus. Cette omniprésence est peu appréciés chez les opposants de l'AKP.

En novembre 2013, Emine est prise à partie lors d'une réception (lien en anglais) à l'ambassade du Japon à Ankara. Pendant son discours, un député du CHP, principal parti d'opposition à l'AKP (gauche turque) proteste contre sa présence. "Sous quelle titre parles-tu ici? Tu n'as aucune position dans le protocole de l’État", a-t-il crié à plusieurs reprises (vidéo en turc) devant un parterre d'invités. Mine Kirikkanat, écrivain et journaliste turque pour le journal de gauche Cumhurriyet, explique les raisons de ces attaques "Elle se mêle absolument de tout ce qu'elle peut. Son mari la remet à sa place de temps en temps par des gestes sans équivoque (vidéos en turc). Elle hoche tout le temps la tête et énerve tout le monde avec ça", dénonce-t-elle.

Nilüfer Gole, sociologue franco-turque et auteur du livre Musulmanes et modernes (La Découverte, 2003), reconnaît aussi son assiduité publique mais mais qui reste en deçà de son époux. "Elle n'occupe pas le terrain publique devant son mari. Elle est présente, c'est vrai. Dans toutes les manifestations, les interventions publiques, les campagnes électorales, elle est toujours derrière, mais elle n'est pas invisible, elle est là", explique-t-elle.

Emine Erdogan, “femme forte“ et figure ambiguë de Turquie
Florencia Kirchner and Sumeyye Erdogan, deux filles de, promises à un bel avenir - source, présidence de la république argentine
Influente ?

Cette visibilité, même restreinte, soulève des questions au sein de la population turque. Certains y voient l'expression d'une influence d'Emine sur la politique de son mari. Un soupçon né en 2004 à l'occasion de la polémique suscitée par un projet de loi criminalisant l'infidélité. Après avoir reçu des plaintes de femmes de députés de l'AKP, Emine aurait convaincu le Premier ministre de légiférer sur l'adultère. Les faits sont rapportés au conditionnel dans les journaux du monde entier. Difficile de vérifier puisque cette femme accorde très peu d'interviews et que la liberté d'expression reste limitée en Turquie. Mais depuis, on lui attribue toutes sortes d'interventions, des rumeurs en général issues des opposants à Recep Tayyip Erdogan.

Certains vont même jusqu'à l'accuser d'être à l'origine des mauvaises idées de son époux. Ainsi, récemment, certains ont lancé que du fait de ses origines arabes du sud-est de la Turquie, et de son engagement pour la cause palestinienne, Emine aurait influencé la politique étrangère d'Erdogan sur le monde arabe, aujourd'hui vivement remise en question.

"C'est vrai qu'elle est issue d'une famille d'origine arabe. Mais, il y a beaucoup d'autres facteurs plus importants dans la politique arabe de la Turquie", explique Ali Kizancigil, politologue franco-turc et ancien correspondant du Monde à Ankara. Du même avis, Mine Kirikkanat "ne pense pas qu'elle se mêle des grandes lignes de la politique étrangère. Elle le fait seulement pour des histoires de bienfaisance, de pitié, pour aider quelqu'un, oeuvrer pour la bonne cause dans le bon sens de l'islam qui aide ses fidèles", analyse-t-elle, tout en précisant qu'elle a été virée du journal turc Vatan après un article satirique contre … Emine Erdogan. Peu étonnant dans un ce pays où les journalistes qui "commettent l'erreur" de critiquer Recep Tayyip Erdogan, sont emprisonnés ou font l'objet de pressions. 

Emine Erdogan, “femme forte“ et figure ambiguë de Turquie
Hayrünnisa, épouse du président Abdullah Gül et Emine Erdogan en mai 2013 ©AFP/File, Mira
"C'est sa bonne femme qui le pousse"

Le Premier ministre est jugé de plus en plus autoritaire. De quoi attirer, contre lui et son entourage, les foudres d'une partie de la population turque. Selon Ali Kizancigil, Emine cristallise cette haine contre son mari. "En France comme en Turquie, il y a le machisme, la tradition patriarcale. Quand un homme commence à faire n'importe quoi, on a tendance à dire, "c'est sa bonne femme qui le pousse". (…) C'est une espèce de rejet du système Erdogan, elle (Emine) est prise dans la tempête en quelque sorte", examine-t-il.

Pour Nilüfer Gole, ces rumeurs illustrent le machisme mais aussi la misogynie de la société turque. "Elle a une influence peut-être, mais que je ne peux pas mesurer. Ce sont des oui-dire. C'est un peu comme les sérails de l'empire. On parle de l'influence des femmes fortes. (…) On attribue toujours des pouvoirs que ces femmes-là n'ont pas. Ça s'exprime à la manière, parfois, orientale ou à la manière occidentale. Ou bien, on parle des apparences des femmes, tout le temps, ou bien, on parle des choses occultes, des rumeurs qu'on ne peut pas vraiment vérifier. Il y a dans ce sens là, une sorte de discrimination des femmes : ou bien elles sont visibles, ou bien elles sont vicieusement secrètes", analyse la sociologue. Rien de nouveau depuis Marie-Antoinette désignée comme plus coupable que le roi Louis XVI jusqu'à Mesdames Ben Ali ou Moubarak, en Tunisie et en Egypte, vouées plus fort aux gémonies que leurs dictateurs de maris.

Dans ce pays profondément tiraillé entre modernisme et conservatisme, Emine dérange surtout pour ce qu'elle représente : l'émergence d'une nouvelle classe conservatrice. Nilüfer Gole décrypte la manière dont se traduit ce phénomène chez Emine. "Comme la femme d'Abdullah Gül (actuel président turc, ndlr), Emine porte le foulard à la turc, un peu modernisé, avec des hauts talons, des vêtements serrés au niveau de la taille, qui sont l'objet de débat car ça ne correspond ni à une mode occidentale, ni à une mode venue des habitudes traditionnelles des femmes anatoliennes. La femme de Gül et d'Erdogan, ne sont pas des femmes classiques comme celle des femmes musulmanes des années 1970. Elles sont actives à leur manière. (…) Ce qui est intéressant chez Emine Erdogan, c'est qu'elle n'est pas représentative de l'islam conservateur, de la femme qui est dans son foyer, qui ne s'occupe que des enfants. Elle est là, d'abord derrière son mari, pour la cause publique et politique", précise-t-elle.

Conservatrice, moderne, féministe ?

Cette forme de "modernisation" des mentalités, perceptible chez Emine, trouve racine, peut-être, dans la place allouée aux femmes dans les partis conservateurs turcs, mais aussi dans l'engagement politique d'Emine dès sa jeunesse. En 1978, elle militait déjà dans l'"Association des femmes idéalistes", proche du parti islamiste Selamet (MSP), l'ancêtre de l'AKP, une organisation grâce à laquelle elle a rencontré son futur mari.

Pour Mine Kirikkanat, Emine Erdogan, est moderne, du moins en apparence, mais pas féministe. Son modernisme reste à la limite du discours conservateur : "Je ne l'ai jamais entendu dire que la femme a le droit de travailler et d'avoir des enfants en même temps. Oui, elle défend les femmes et elle voudrait qu'on en tue moins. Mais elle est toujours dans un discours conservateur associant la femme à une mère. Jamais, on ne l'a vue prendre la cause d'une femme à laquelle on a fait des misères. Jamais, on ne l'a vue à l'hôpital au chevet d'une femme dont la tête a été brisée par son mari", accuse l'éditorialiste et essayiste.

Emine est originaire de Siirt dans le sud-est de la Turquie, une région fortement traditionnelle. Puis, elle a grandi à Istanbul dans le quartier Fatih, bastion ultra-conservateur. A l'occasion de l'une de ses rares confessions, publiée dans un livre de Gülay Atasoy (lien en turc) sur le port du voile, Emine raconte qu'à l'âge de 15 ans, en rentrant d'un bal, son frère l'aurait giflée et forcée à porter le foulard. Un geste qui l'aurait, selon elle, poussée à songer au suicide, avant de se rétracter et d'accepter son voile après des lectures du Coran. L'événement éclaire un peu plus sa personnalité complexe ballotée entre émancipation, conservatisme ou mœurs patriarcales dont elle a hérités.

"Emine n'a pas d'ambitions politiques. Elle ne s'opposera jamais à l'autorité de son mari. En revanche, je la soupçonne en son for intérieur de vouloir imposer sa fille Sümeyye, qui n'est pas mariée, auprès de son père dans toutes les rencontres politiques importantes. Je pense qu'elle nourrit, et son mari adhère aussi à cela, l'espoir que leur fille devienne une figure politique majeure qui prendrait les rênes le moment venu. Tous les deux préparent Sümeyye à occuper une place publique à l'avenir", envisage Mine Kirikkanat.   
 
Emine Erdogan, “femme forte“ et figure ambiguë de Turquie
Recep Tayyip Erdogan accompagné de sa femme Emine et de sa fille (à l'arrière), Sümeyye à l'aéroport d'Istanbul en juin 2013 ©AFP/OZAN KOSE