En Arabie saoudite, des "foyers d'accueil" pour femmes rebelles

En Arabie Saoudite, des centaines de filles et de jeunes femmes seraient envoyées dans des "maisons de soins" par leur père ou leur mari pour y être "rééduquées". Elles décrivent des mauvais traitements qui vont jusqu'à pousser certaines au suicide, selon un reportage du quotidien britannique The Gardian.

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femme s'échappant Dar al-Reaya

Capture d'écran d'une vidéo publiée par le Daily Mail. Une femme tente de s'échapper en passant par la fenêtre d'une Dar al-Reaya. Un homme la rattrape.

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"Une jeune fille ou une femme y restera aussi longtemps qu'il le faudra pour accepter les règles." C'est en ces termes que Maryam Aldossari, une activiste saoudienne installée à Londres, explique au quotidien britannique The Gardian la raison d'être de ces "foyers d'accueil" pour les femmes bannies par leur famille ou leur mari pour désobéissance, relations sexuelles extraconjugales ou désertion du foyer.

Pendant six mois, le quotidien britannique a recueilli des témoignages sur ce qui se passe à l'intérieur de ces institutions – flagellations hebdomadaires, enseignements religieux forcés, interdiction de visites et de contacts avec l'extérieur. L'ONG ALQST, de son côté, fait état de nombreux abus et négligences, de malnutrition, de conditions sanitaires et d'hygiène déficientes, de mauvais traitements et de brutalité, de recours excessif à l'isolement et de dénigrement. Les conditions y seraient telles que plusieurs femmes ont mis fin à leurs jours où commis des tentatives de suicide. 

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Refuges pour les filles parias

Dans les années 1960, ces foyers d'accueil, ou Dar al-Reaya, ont poussé un peu partout dans le pays pour "offrir un refuge aux criminelles" et "réhabiliter les détenues" avec l'aide de psychiatres "afin qu'elles puissent retourner dans leur famille". Famille qui, plus que tout craint l'opprobe d'une fille indocile. 

Alors que l'Arabie saoudite du XXIe siècle peaufine son image réformatrice, les femmes qui tentent d'arracher davantage de droits et de libertés à leurs risques et périls sont assignées à résidence, emprisonnées, exilées. 

Notre dossier La marche des femmes en Arabie saoudite

Sarah Al-Yahia communique avec certaines de ces jeunes filles, selon The Guardian. Elles lui décrivent des abus qui vont du test de virginité à l'arrivée aux fouilles au corps en passant par l'administration de sédatifs. Les filles sont appelées par des numéros, dit elle : "Numéro 35, viens là !" Le moindre écart à la règle est prétexte à punition, continue-t-elle : "Si une fille dévoile son nom de famille, elle est fouettée. Si elle refuse de prier, elle est fouettée. Si elle est trouvée seule avec une autre femme, elle est fouettée car soupçonnée d'homosexualité." Tout cela sous le regard des gardes qui assistent volontiers au spectacle de la douleur.

Grandir dans la peur 

Sarah Al-Yahia a aujourd'hui 38 ans et vit en exil. Elle se souvient que ses parents menaçaient déjà de l'envoyer en Dar al-Reaya alors qu'elle n'avait que 13 ans. "Mon père brandissait cette menace si je ne me pliais pas à ses abus sexuels". Il n'est pas rare que les filles et les femmes se trouvent face à l'horrible dilemme : choisir entre un Dar al-Reaya ou un foyer où elles sont confrontées à la violence. "Si vous êtes victime d'abus sexuels, si vous êtes enceinte de votre frère ou de votre père, c'est vous qui êtes envoyée en Dar al-Reaya pour protéger la réputation de la famille", explique Sarah Al-Yahia à The Guardian.

Un homme reste toujours un homme, mais une femme avilie, elle, restera une moins-que-rien toute sa vie. Shams

Les jeunes Saoudiennes apprennent à craindre Dar al-Reaya dès le plus jeune âge. L'une des jeunes femmes qui témoigne dans le quotidien britannique Shams se souvient qu'à 16 ans, une ancienne détenue est intervenue dans son école. La police religieuse l'avait surprise avec un garçon et obligée à avouer à son père. Enceinte, elle a été envoyée en Dar al-Reaya par sa famille qui l'a reniée. "Un homme reste toujours un homme, mais une femme avilie, elle, restera une moins-que-rien toute sa vie", songe-t-elle.

Saoudiennes

Femmes dans l'espace public à Al Balad, un quartier de Jeddah, en Arabie saoudite, le 16 décembre 2023.
 


 
AP Photo/Manu Fernandez

Dar al-Reaya : une voie sans issue

Une autre ancienne "résidente", aujourd'hui âgée de 25 ans, raconte au journal qu'elle s'est réfugiée dans l'un de ces foyers à Buraydah, dans le centre du pays, fuyant les coups son père. Le bâtiment était "vétuste et sinistre", témoigne-t-elle. Le personnel "froid et désagréable" n'a pas fait grand-chose pour la protéger. Elle s'est entendu dire que d'autres filles avaient vécu "bien pire" et étaient "enchaînées à la maison" et, dès le lendemain, son père est convoqué. Tous deux sont invités à rédiger leurs "conditions" : la jeune fille demande à ne pas être battue ni mariée de force, et à pouvoir travailler ; le père exige qu'elle respecte tout le monde, qu'elle ne quitte jamais la maison sans permission et qu'elle reste toujours accompagnée d'un homme. Terrorisée, la jeune fille signe : "Je ne pensais pas avoir le choix".

Mais les coups continuent. Finalement, elle choisit l'exil. "J'avais l'impression d'être prisonnière chez moi, sans personne pour me protéger ni me défendre. J'avais l'impression que ma vie ne comptait pas, et que s'il m'arrivait quelque chose de grave, personne ne s'en soucierait", raconte-t-elle aujourd'hui.

Personne ne prend de vos nouvelles lorsque vous êtes internée. Les victimes ont honte. Fawzia al-Otaibi

Parmi les autres témoignages, une autre femme racontre avoir été internée en Dar al-Reaya après qu'elle a porté plainte contre son père et de ses frères, qui abusaient d'elle, et parce qu'elle faisait honte sa famille en relayant des articles sur les droits des femmes sur les médias sociaux. Elle est restée en foyer jusqu'à ce que son père accepte de la libérer, même s'il était l'agresseur présumé.

Tuteur, mari ou évasion

Les détenues peuvent rester internées pendant des années, sans avoir commis le moindre crime, sans pouvoir en sortir de leur propre chef. "Le seul moyen est d'avoir un tuteur masculin, de se marier ou de sauter du haut de l'immeuble. Les hommes âgés ou les anciens détenus qui n'ont pas trouvé d'épouse en cherchent une dans ces institutions. Certaines acceptent cette solution, qui est pour elle le seul moyen de s'en sortir," explique à The Guardian une militante saoudienne des droits des femmes qui souhaite rester anonyme.

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Certains Saoudiens diront que les détenues méritent leur sort, ou qu'elles devraient remercier le gouvernement de mettre à leur disposition des foyers pour les protéger, explique Fawzia al-Otaibi, une militante qui a été dû fuir le pays en 2022. "Personne n'ose tweeter ou parler de ces endroits. Personne ne prend de vos nouvelles lorsque vous êtes internée. Les victimes ont honte", explique-t-elle à The Guardian.

Les contradictions de l'Etat

Si le régime saoudien prenait vraiment au sérieux les droits des femmes, il réformerait ces foyers d'accueil pour en faire des vrais refuges sûrs qui protègent, plutôt que de punir, les victimes d'abus, soutiennent les militantes. "Il y a des familles qui ne maltraitent pas les femmes, déclare une Saoudienne en exil. Mais beaucoup doivent accepter en silence des violences et de strictes restrictions. Or l'État cautionne ces abus via ces institutions, qui n'existent que pour discriminer les femmes. Pourquoi les autorités saoudiennes les maintiennent-elles ?" De fait, les conditions de vie en Dar al-Reaya, qui font tout pour faire respecter les normes de genre patriarcales, contrastent vivement avec le discours des autorités saoudiennes sur l'émancipation des femmes.

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De son côté, le gouvernement saoudien rappelle qu'il existe un réseau de centres de soins à l'attention des groupes vulnérables, à commencer par les femmes et les enfants victimes de violences domestiques. Les signalements de violence domestique sont reçus sur une ligne téléphonique dédiée et confidentielle, et  tous les cas sont traités avec la rapidité nécessaire pour garantir la sécurité des victimes, selon le porte-parole du gouvernement.

Ce dernier rejette catégoriquement les allégations d'enfermement forcé, de mauvais traitements ou de coercition. "Il ne s'agit pas de centres de détention, et toute allégation d'abus est prise au sérieux et fait l'objet d'une enquête approfondie... Les femmes sont libres de leurs mouvements, que ce soit pour aller à l'école, au travail ou pour d'autres activités personnelles. Elles peuvent quitter définitivement le centre quand elles le souhaitent, sans avoir besoin de l'approbation d'un tuteur ou d'un membre de la famille", soutient le gouvernement.

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