En Australie, les grands-mères aborigènes luttent pour leurs petits-enfants

Pendant près d'un siècle, jusqu'à la fin des années 1960, environ 100 000 enfants aborigènes ont été enlevés de force à leurs parents. Cette tentative d'assimilation est l'une des pages les plus sombres de l'histoire australienne.  Depuis janvier 2015, les grands-mères aborigènes de «  Grandmothers against removal  », alertent sur une nouvelle génération sacrifiée et placée par les services sociaux.
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Grands mères aborigènes
Depuis janvier 2015, des grands-mères aborigènes réunies au sein d'un collectif national, les «  Grandmothers against removal  », alertent sur une nouvelle génération sacrifiée
(c) Melinda Trochu
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La cérémonie du feu se termine, une quarantaine de grands-mères aborigènes est à Canberra en ce jour de février pour faire entendre sa voix. Les manifestants s'apprête à quitter la «  tente ambassade aborigène  », érigée en janvier 1972 par des activistes qui réclamaient à l'époque leurs droits et leurs terres, et à rejoindre le Parlement à quelques centaines de mètres de là.

Sur le parcours, les slogans ne faiblissent pas  : «  pardon, signifie que vous ne recommenciez pas  » ou «  ramenez les enfants à la maison  ». Au 30 juin 2014, 43 009 enfants âgés de 0 à 17 ans étaient placés en Australie. Parmi eux, 14 991 jeunes aborigènes et des îles du détroit de Torres, soit une surreprésentation de 34.8% alors que les Aborigènes représentent seulement 2.5% de la population australienne. A titre de comparaison, en 2007, soit un an avant les excuses officielles, il y avait 9070 enfants aborigènes placés.

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Dans 40.6% des cas de retrait d'enfants aborigènes, la raison invoquée est la « négligence », un terme fourre-tout qui laisse toute latitude aux travailleurs sociaux.
(c) Melinda Trochu

Les excuses insuffisantes de Kevin Rudd


Le 13 février 2008, le Premier ministre Kevin Rudd avait présenté des excuses officielles au nom du gouvernement envers ces "générations volées" : "Aujourd’hui, nous honorons les populations aborigènes de cette terre, représentants des plus anciennes cultures ininterrompues de l’histoire de l’humanité. Nous méditons sur les mauvais traitements dont elles ont été victimes autrefois. Nous méditons plus particulièrement sur les mauvais traitements de ceux qui appartiennent aux générations volées, cette souillure dans l’histoire de notre nation. Le temps est venu pour notre nation d’ouvrir une nouvelle page dans l’histoire de l’Australie en corrigeant les erreurs du passé afin d’aller de l’avant en confiance (.../...)"

Mais cette page pour les grands mères activistes ne peut être tournée, tant que les actes ne correspondent pas aux mots. Sous un soleil de plomb, au pied d'un Parlement dont chaque arcade est gardée par un policier, des femmes aux visages marqués, celles du collectif  "Grandmothers against removal" prennent la parole, aidées d'un mégaphone. «  Nous avons besoin de grands-mères fortes car nos petits-enfants sont notre futur. Ils nous manquent. Nous devons être leur voix  » expliquent-elles à tour de rôle, entrecoupées par des pleurs. «  Même si le gouvernement ne nous écoute pas  » assène l'une d'entre elles. Certaines femmes âgées ont traversé tout le continent pour être présentes. «  Personne n'est venu nous voir dans notre désert. Ce gouvernement devrait avoir honte ! Assez !  »

John Wilmot, un pasteur baptiste indépendant, a accompagné deux grands-mères originaires de Jigalong (une communauté située en Australie-Occidentale, à 4500 kilomètres de Canberra) jusqu'à la capitale afin qu'elles puissent échanger avec d'autres grands-mères. Assises sur des chaises pliantes, Heather Samson et Dawn Oates, toutes deux âgées de 63 ans, décrivent leur vie heureuse dans le désert même si elles sont confrontées à un racisme quotidien et qu'elles connaissent les générations volées depuis toujours.

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John Wilmot, un pasteur baptiste indépendant, a accompagné Heather Samson et Dawn Oates, deux grands-mères originaires de Jigalong, jusqu'à Canberra. Ils ont parcouru 4500 kilomètres pour manifester.
(c) Melinda Trochu

On savait courir et effacer nos traces derrière nous pour ne pas être attrapés par les services sociaux
Heather Samson, 63 ans

Enfants, lorsque les blancs arrivaient au village, un système de sifflements entre voisins permettait d'alerter les plus jeunes. «  On savait courir et effacer nos traces derrière nous pour ne pas être attrapés par les services sociaux  » se souvient Heather dans un sourire. Il y a deux ans, Dawn a eu un petit-fils placé dans une famille blanche à quatre heures de route de chez elle. Une période extrêmement dure pour elle et sa famille. «  Aujourd'hui, il est de retour et la vie aussi  » sourit-elle. «  Venir à Canberra nous permet de nous unir et j'en suis très heureuse » explique Heather. «  Avant, on regardait, assisses et impuissantes, nos enfants être pris loin de nous. On ne savait pas quoi faire...  »

Pour le pasteur aux multiples tatouages, cette réunion dans la capitale est la continuité de son engagement. A Jigalong, il a réussi à organiser des réunions entre les elders (= les sages de la communauté) et les services sociaux. «  Il faut que les services de l’État comprennent que dans les communautés aborigènes, chaque enfant est l'enfant de tous. Les tantes, oncles et grands-parents sont là pour s'occuper des enfants si les parents ne le peuvent pas. Depuis trois, quatre ans, les grands-mères de Jigalong sont très actives. Elles veulent juste être entendues avant le retrait des enfants. Vous savez, certains bébés sont enlevés à leurs parents seulement quelques heures après la naissance...  »
 

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Paddy Gibson (à droite) est un chercheur de l'université de technologie de Sydney qui aide le réseau des grands-mères bénévolement.
(c) Melinda Trochu

Les enfants peuvent être enlevés à leurs parents sur de simples allégations de maltraitance, sans vérification
Paddy Gibson, chercheur

Paddy Gibson, un chercheur de l'université de technologie de Sydney aide le réseau des grands-mères depuis ses débuts. Il raconte: «  Ce sont des grands-mères de Brisbane qui ont lancé le mouvement mais aujourd'hui le collectif réunit des groupes de l'Australie-Occidentale, de Nouvelle-Galles du Sud, du Territoire du Nord, etc. Parce que c'est une réalité qui touche toute l'Australie.  » Selon lui, la situation est très alarmante. «  Les enfants peuvent être enlevés à leurs parents sur de simples allégations de maltraitance. Il n'y a aucune vérification. Parfois, les services sociaux travaillent avec les familles. Mais souvent il n'y aucun avertissement, aucune consultation. Ils viennent et prennent les enfants. C'est tout. Ensuite, les familles ont besoin de bons avocats et il y en a très peu. Les vies de ces parents sont détruites.  J'ai travaillé sur des cas où les enfants ont été envoyés à 2000 kilomètres de leurs familles  !»

Dans 40.6% des cas de retrait d'enfants aborigènes, la raison invoquée est la «  négligence  ». Or ce terme fourre-tout laisse toute latitude à des travailleurs sociaux parfois en total décalage avec la culture aborigène. Placer des enfants aborigènes hors de leurs communautés a des répercussions très fortes. Cela aboutit à rompre un lien essentiel car dans cette culture, le lien à la terre, à la famille étendue et à la langue est sacré. Les placements de ces enfants produisent ainsi des générations en perte de repères, ballottées d'institutions en institutions (familles d'accueil, prisons, etc.).
 

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Des grands-mères de toute l'Australie s'étaient réunies le 11 février 2016 à Canberra pour manifester et tenter d'établir un plan d'action.
(c) Melinda Trochu

Un racisme institutionnel de l'Australie contre les aborigènes


Après trois jours d'intenses échanges, le collectif décide de lancer une pétition et de continuer la lutte. Paddy Gibson, qui fait office de coordinateur bénévole, est convaincu que ces drames humains existent à cause d'un business qui profitent aux agences de placement. «  Ces institutions font du profit en enlevant les enfants aux Aborigènes  » assène-t-il. Le jeune homme ne se fait guère d'illusions sur son pays  : «  Il y a encore une forte mentalité assimilatrice ici. En fait, les Australiens continuent de penser que les Aborigènes sont dysfonctionnels et qu'il faut sauver leurs enfants.  » En 2016, les enfants aborigènes et des îles du détroit de Torres continuent d'avoir neuf fois plus de risque d'être placés par les services sociaux que les autres petits australiens.

Linda Burney, une élue autochtone pas toujours au diapason avec les grands-mères aborigènes


En devenant, le 5 juillet 2016, la première femme aborigène à entrer à la chambre basse du Parlement australien (avant elle l’athlète Nova Peris avait intégré le Sénat, chambre haute)  l’ancienne institutrice Linda Burney, travailliste, sera-t-elle une bonne avocate pour les Grandmothers against removal ? pas si sûr… La nouvelle députée, comme ministre, avait eu en charge ce dossier douloureux et s’était heurtée aux familles, justifiant le placement des enfants  : « est-il acceptable que plus de 30% des enfants ‘placés’ soient aborigènes ? Non bien entendu. Mais il faut aussi reconnaître que dans beaucoup de cas, ces enfants sont nés dans des familles qui ne sont pas en prise avec la réalité. Et le vrai travail doit consister à soutenir et aider ces familles pour que les enfants y retournent. » Mais elle reconnaît aujourd'hui que, malgré des divergences, « les Grandmothers Against Removal ont mis l’accent sur des points cruciaux », et que si c’était à refaire « elle aurait pu faire les choses différemment pour la protection des enfants. » Nul doute que les vigilantes grands-mères l’attendront au tournant dans son mandat.

Linda Burney
Linda Burney, première femme aborigène à la Chambre des représentants, a emporté la circonscription de Barton (Nouvelles-Galles du Sud) au coeur de Sydney, la métropole la plus importante du pays
AP Photo/Matt Sayles