En Centrafrique, Christine Amisi redonne dignité et force aux femmes victimes de violences

A l'occasion de la Journée mondiale de lutte contre les violences sexuelles en temps de guerre, voici le portrait d'une médecin militante, Christine Amisi. Au fil de son parcours de soignante, venir en aide aux femmes victimes de violences est devenu une évidence. En République démocratique du Congo, et maintenant en Centrafrique, elle accompagne celles qui ont vécu le pire sur la route d'un avenir meilleur. Rencontre.
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christine Amisi
Christine Amisi, ici lors de notre rencontre en visio, secrétaire exécutive de la Fondation Panzi en République démocratique du Congo et coordinatrice du programme NENGO en République de Centrafrique, à Bangui. 
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Nengo, signifie "dignité" en sanguo, langue traditionnelle centrafricaine. Et ce n'est pas un hasard si c'est ce nom qui a été choisi pour désigner un programme inédit en Centrafrique. 
 
La souffrance des victimes est universelle et le modèle que nous avons développé l’est tout autant. Un modèle holistique qui permet aux femmes de restaurer leur dignité.
Dr Mukwege, prix Nobel de la Paix
Mukwege
Docteur Denis Mukwege, "l'homme qui répare les femmes", Prix Nobel de la Paix 2018
©DR

Inspiré d’un modèle préconisé et éprouvé en République démocratique du Congo par le Dr Denis Mukwege, "l’homme qui répare les femmes", Prix Nobel de la Paix 2018, avec la Fondation Panzi, le programme NENGO a pour objectif de transformer la souffrance en force chez les victimes de violences sexuelles ou basées sur le genre en Centrafrique. Fondé sur un transfert de compétences entre les acteurs congolais et les acteurs centrafricains, NENGO a également pour mission de faire de la prévention auprès des populations. Ce programme d’une durée de 4 ans (2020-2023), est doté d’un budget global de 5,4 millions d’euros. 

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Accompagner les survivantes

Le programme est construit autour de quatre piliers complémentaires. Il s'agit dans un premier temps de traiter l'aspect médical en soigner les victimes de viols, d’agressions physiques et de problèmes gynécologiques graves (mutilations génitales, fistules, prolapsus). Puis vient l'aide psychologique afin de soutenir les victimes et les aider à dépasser leurs traumatismes. Ensuite, c'est un accompagnement socio-économique qui est mis en place avec pour objectif l’autonomisation des patientes en les aidant à trouver une activité génératrice de revenus ou en leur donnant accès à l’éducation ; à cela s'ajoute un soutien juridique pour les aider à obtenir justice.

"Chaque mois, de plus en plus de cas arrivent. Les premiers sont arrivés en septembre 2020. Nous avons deux portes d'entrée : au niveau de l'hôpital de l'Amitié et au niveau de l'Association des femmes juristes de Centrafrique (AFJC), un lieu d’accueil et de prise en charge déjà connu des victimes. Toutes ces assistances sont gratuites", nous explique la docteure Christine Amisi, secrétaire générale de la Fondation Panzi, et membre active du programme NENGO. Depuis le démarrage des activités fin 2020, près de 600 victimes ont déjà intégré le parcours de soin et commencé à bénéficier d’une prise en charge.

Je lui ai dit que tout ce qui était arrivé n'était pas de sa faute et qu'elle pouvait s'en sortir. Car elle avait fait le premier pas, celui de raconter son histoire.
Christine Amisi, secrétaire générale exécutive de la Fondation Panzi 
Christine Amisi se souvient de la première patiente qu'elle a accueillie à son arrivée à l'hôpital de l'Amitié sino-centrafricaine de Bangui. "C'est une histoire que je n'oublierai jamais. Cette jeune femme de 24 ans a été enlevée avec son mari dans la forêt. Ils ont beaucoup marché avec leurs assaillants. Après, elle n'a plus vu son mari. Elle était avec d'autres femmes, traitées comme des esclaves, forcées à de lourds travaux. Elle a commencé à préparer à manger, pensant qu'il s'agissait de viande de vache. Après on les a forcé à manger ce qu'elles avaient préparé. En cherchant à savoir où était son mari, les assaillants lui ont répondu, "Mais tu l'as déjà mangé. La viande que tu viens de préparer, on l'a mélangée avec celle des hommes qu'on a tués". Elle me raconte ensuite qu'ils l'ont emmenée voir la tête de son mari".

"Cela m'a rendu malade d'entendre ça mais il a fallu que je me mette à sa place. Elle est venue pour trouver de l'assistance. Elle est venue pour être soulagée et je devais faire de mon mieux. Je lui ai dit que tout ce qui était arrivé n'était pas de sa faute et qu'elle pouvait s'en sortir. Car elle avait fait le premier pas, celui de raconter son histoire", confie encore la médecin.

VBG : violences basées sur le genre

femme blessée Bangui
Décembre 2015, lors du conflit, une femme blessée se fait soigner à l'hôpital de Bangui. 
AP Photo/Jerome Delay

La Centrafrique est un pays enclavé frontalier du Cameroun, du Tchad, du Soudan, du Sud Soudan, de la République démocratique du Congo et du Congo Brazzaville. Malgré ses richesses naturelles, elle figure parmi les nations les plus pauvre du monde (188ème sur 189 pays selon l’IDH, Indice de Développement Humain). Les langues officielles sont le français et le sango. Le contexte sécuritaire est très volatile et les besoins humanitaires sont loin d’être couverts. La Centrafrique est en proie aux conflits depuis près de vingt ans. Depuis 2012, le pays connait une des plus graves crises sécuritaires de son histoire. Si les accords de Khartoum, signés le 6 février 2019, doivent contribuer à renforcer la construction de la paix en Centrafrique, la situation reste très précaire.

Les femmes sont exposées à plusieurs formes de violences : violences sexuelles, qui visent à terroriser et "punir" les populations civiles, violences domestiques, exploitation sexuelle ou encore mariages forcés.
 
En 2019 en Centrafrique, 19% des cas de violences basées sur le genre
(VBG) enregistrés concernaient des viols, et 81% des violences signalées étaient le fait d’un partenaire intime. En 2020, les VBG augmentaient encore de 17% par rapport à 2019.
femmes bangui
Des femmes attendent de voter lors des élections de février 2016, à Bangui. 
©AP Photo/Jerome Delay

47% des incidents documentés en Centrafrique relèvent de violences basées sur le genre et 35% sont des viols. Et ces chiffres alarmants ne prennent pas en compte l’ensemble des victimes qui, souvent, ne se signalent pas. La crainte d’être stigmatisée, l’absence d’information sur les initiatives de soutien, le manque de moyens financiers et l’impunité connue des auteurs de ces violences sont autant de facteurs qui découragent les victimes.

Pour les survivantes qui bravent ces obstacles, la prise en charge médicale se fait dès les premières 72 heures après leur arrivée ; les obstétriciens et gynécologues les examinent et font un premier diagnostic pour établir quels sont les traitements préventifs à leur administrer en priorité, comme par exemple des contraceptifs et pilule du lendemain. Ensuite, chaque patiente est accompagnée par des psychologues cliniciennes, baptisées "les mamans chéries".

La "double peine" des survivantes

La première survivante dont se souvient la médecin, elle, avait tout perdu. Son mari, son enfant. "Elle n'avait plus rien, son village tout entier avait été brûlé. Elle ne savait même pas où aller", raconte Christine Amisi. Pour accueillir ces survivantes, il y a des maisons sociales où elles peuvent être hébergées six mois et suivre des ateliers de réinsertion économique, tout en poursuivant leur accompagnement psychologique. Celui-ci peut prendre plusieurs formes : "Avec la musicothérapie, les femmes peuvent raconter leurs histoires à travers le chant. Nous proposons aussi de l'art-thérapie, par exemple : les femmes se confient en tissant des étoles, ou encore de la danse". 

Il faut éviter à ces femmes de subir un double traumatisme, car quand elles rentrent dans leur communauté, elles peuvent être rejetées.
Christine Amisi
"Il y a aussi le retour chez elle qui n'est pas simple. Nos équipes se rendent sur place pour parler avec la famille pour que la survivante soit bien acceptée à son retour, ajoute Christine Amisi. Il faut éviter à ces femmes de subir un double traumatisme, car quand elles rentrent dans leur communauté, elles peuvent être rejetées, explique-t-elle. Cette prise en charge est basée sur la personne que nous avons en face de nous, pour l'aider à se reconstruire et à retrouver sa dignité". 

Pionnière et engagée

Christine Amisi est née en septembre 1972 à Lumumbashi, en République démocratique du Congo, ville où elle a grandi. Petite fille, ce qu'elle aime faire, c'est la couture. C'est là que son père lui dit : "Tina, tu peux aussi coudre les hommes !.. C'est lui qui m'a poussée à m'inscrire à l'université. Il me fallait me lever à 3 heures du matin, prendre trois bus différents ; j'y entrais toujours par la fenêtre, car il fallait batailler pour entrer dans le bus ! Les cours se finissaient à 18 heures et je n'arrivais chez moi qu'à 22 heures... C'était tellement fatiguant que je voulais abandonner la médecine", se souvient-elle. Finalement, elle poursuit ses études à la fac de Bukavu. Après son doctorat, elle participe à un stage et devient formatrice de soignants traitant les malades du VIH. "Nous n'étions que deux femmes. J'ai été la première prescriptrice de traitements rétroviraux à Bukavu !", se réjouit-elle encore.  

C'est en Belgique, à Anvers, qu'elle va affiner son expertise dans le traitement de personnes atteintes du sida. Elle formera à son tour d'autres médecins. Le déclic vient ensuite, à l'issue d'une rencontre avec le docteur Mukwege qui lui propose de venir avec elle à l'hôpital Panzi, dans le sud-Bukavu (RDC). Spécialisée notamment dans le traitement des femmes porteuses de fistules urogénitales, elle se retrouve à cotoyer des victimes de violences sexuelles. C'est à ce moment-là qu'elle sent qu'elle peut être utile à ces survivantes.
 
Ces femmes sont déjà des leaders dans leur communauté, elles sont fortes malgré le fait qu'elles subissent toutes ces atrocités.
Christine Amisi
"Ces femmes sont déjà des leaders dans leur communauté, elles sont fortes malgré le fait qu'elles subissent toutes ces atrocités", convient-elle. La soignante aime à se rappeller les histoires qui finissent bien. Certaines survivantes arrivent à transformer leur souffrance en force : "De victimes, elles sont devenues des femmes fortes et elles sont là pour accueillir les autres femmes, pour leur dire de ne pas rester enfermées et de sortir du silence. Certaines sont devenues assistantes psychosociales, infirmières, avocates, économistes". 

"Cette prise en charge holistique participe concrètement, selon moi, à la promotion des objectifs du développement durable. Parce que lorsqu'une femme a été victime de viol, qu'elle a été assistée par notre programme, elle s'est reconstruite psychologiquement, elle a mis son bourreau face à la justice, sur le plan économique, elle s'en sort et se réinsère... Elle a le pouvoir à ce moment-là ! Elle éduque et nourrit ses enfants, elle lutte contre la malnutrition, elle lutte contre la pauvreté, contre la mortalité infantile. Elle participe à des assises où elle prend des décisions, tout cela est une manière de lutter contre les inégalités hommes-femmes et de contribuer au développement de toute une communauté!", conclut Christine Amisi dans ce qui ressemble fort à un plaidoyer féministe...