Quelle aurait pu être l'issue de certains procès si les juges avaient adopté une perspective féministe ? Faut-il, et peut-on, repenser et modifier les textes de loi pour les rendre plus justes pour les femmes ? Telles sont les questions auxquelles le Scottish Feminist Judgments Project veut répondre, un projet mené par un panel de professionnel.les du droit écossais.
Chloë Kennedy, Sharon Cowan et Vanessa E Munro, sont les trois coordinatrices du
Scottish Feminist Judgments Project. Ces trois chercheuses en droit à l’université d’Édimbourg partagent une même vision de la loi qui, selon elles, mériterait – sur le papier, en pratique et dans le cadre universitaire – un profond examen critique.
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Nous nous sommes intéressées aux façons dont la loi construit les concepts de vérité et d’autorité et aux mécanismes utilisés par les juges pour déterminer la pertinence d’un témoignage et établir des précédents, qui ne sont ni neutres, ni objectifs", explique Vanessa Munro.
Le féminisme a toujours été un moteur puissant pour les trois universitaires. Toutes ont travaillé sur les liens entre féminisme, genre, lois et systèmes judiciaires. Vanessa Munro a contribué à d’autres projets, en Angleterre et au Pays de Galles (qui a publié une compilation de jugements en 2010). Depuis dix ans, toutes suivent différents projets à travers le monde anglophone.
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Nous voulions créer un dispositif qui s’adresse spécifiquement au contexte politique et légal écossais, et qui reflète également l’aspect unique de ce que c’est d’être féministe en Ecosse, poursuit la juriste.
L’originalité du Scottish Feminist Judgments Project,
par rapport aux précédentes initiatives, tient aussi à son aspect artistique. Huit artistes ont été invitées à répondre à différentes affaires juidiciaires, ou au projet dans sa globalité, via leur propre support d’expression." Leurs œuvres ont été exposées au Parlement écossais, dans les universités et dans des galeries d’art tout au long de l’année. Sur le site du SFJP, une visite virtuelle de l’exposition lors de l’Edinburgh Fringe Festival 2019 est disponible.
Pour toutes les trois, s’impliquer et rédiger ces jugements, c’est assumer une position "interne" de juge, au lieu de se contenter de critiquer la loi de l’extérieur, d’un point de vue universitaire. En décembre 2019, elles cosignent un ouvrage compilant les affaires "réécrites" selon une perspective féministe.
Le féminisme, une "maison à plusieurs pièces"
"Nos juges choisissent leurs affaires dans tous les domaines légaux. Chacun.e réécrit le jugement, qui est ensuite commenté par un.e experte (université, juriste ou activiste). Puis le juge rédige un compte rendu comportant ses réflexions sur son expérience de juge féministe", précise Chloë Kennedy. Seules les ressources disponibles à l’époque du jugement originel sont disponibles. "Ce qui signifie qu’elles/ils pouvaient ne pas changer l’issue du procès si la loi ne le permettait pas. Mais un.e juge féministe peut avoir des impacts de différentes façons : en changeant les motifs légaux invoqués pour justifier une décision, ouvrant la possibilité de soutenir une issue féministe dans d'autres affaires." À défaut d’un nouveau jugement, l’expérience apporte aussi de nouvelles voies et des circonstances qui pouvaient manquer à l'affaire.
Dans la multitude de cas rejoués, les issues aussi sont très diverses. Dans certains, le/la juge féministe confirme les conclusions, mais souhaite tout de même ajouter au jugement des paramètres menant à une approche plus féministe.
Exemple : l’affaire Doogan. Des sages-femmes employées par un hôpital de Glasgow défendent leur droit à la clause de conscience pour refuser toute forme de participation à un avortement y compris la surveillance hiérarchique d’autres personnes qui le pratiqueraient.
Le premier jugement fut formulé par Lady Hale, devenue depuis la présidente de la Cour suprême de Grande-Bretagne, qui s’identifie fièrement comme féministe. "
Par de nombreux aspects, son jugement est, en effet, déjà féministe. Car en optant pour une interprétation limitée de la loi, elle a restreint la portée de leur clause de conscience. Mais en le réécrivant, Emily Postan et Agomoni Ganguli-Mitra dessinent un nouveau chemin féministe qui va au-delà en insistant sur l’importance du droit à disposer de son corps pour accéder à l’avortement. Le résultat est le même, explique Vanessa Munro
, mais le ton et l’ampleur du jugement, tout comme ses implications pour les affaires à venir, sont différents."
L’approche féministe est parfois beaucoup plus dramatique. "
Dans Ruxton versus
Lang, que Sharon et moi avons réécrit ensemble, nous avons pu changer la décision du juge qui avait refusé de laisser Fiona Lang baser sa défense sur la nécessité de conduire sous l’influence de l’alcool pour tenter de fuir un partenaire abusif qui l’avait menacée d’un couteau." La raison invoquée par le juge de l’époque ? Fiona Lang aurait pu choisir de ne pas conduire alors qu’elle était alcoolisée. Elle aurait pu marcher, une solution moins dangereuse pour elle et pour son entourage, selon lui… "
Nous mettons en évidence dans notre nouveau jugement, poursuit la juriste,
que la dimension de violence conjugale avait été omise dans l’estimation du danger encouru par Mme Lang. Nous avons mis les abus de son partenaire au centre, et non plus en marge du jugement.
Tout en mettant en lumière l’absurdité de l'affirmation selon laquelle il aurait été plus "prudent" pour une femme en détresse et intoxiquée à l’alcool, de marcher seule, tard la nuit, sur une route."
La loi peut-elle être féministe ?
Montrer que les lois peuvent être réécrites dans une perspective féministe, telle est l’ambition du Scottish Feminist Judgments Project. Les arguments mis en avant dans chaque affaire rejouée démontrent comment les motifs, les conclusions, les récits qui façonnent les décisions peuvent être différents selon la lecture qu’on en fait. Mais les jugements ne sont qu’une petite partie de ce qui constitue les lois d’un pays. Pour aller plus loin, disent les trois juristes, il faudrait prendre en compte toutes les sources légales. "Dans notre projet, disent-elles, nous avons déjà montré comment des textes écrits par des hommes toutes ces dernières années peuvent parfois être interprétés différemment et contribuer à un développement judiciaire progressif."