Fil d'Ariane
Face à la discrimination et aux non-dits, les rappeuses du groupe « Bent al-Masarwa » (« Fille de l'Egypte ») entendent imposer leur "flow" (façon de s'exprimer) dans leur société.
C'est dans un mélange de rap et d'électro chaabi qu'elles clament leur féminité et surtout leur totale liberté. Ces jeunes femmes crachent sur papier, comme sur scène, leur haine contre les tabous qui les écrasent.
Avec des thèmes comme la virginité, l'honneur ou le harcèlement sexuel, les histoires qu'elles racontent à chaque titre ont été vécues par de nombreuses Egyptiennes. « On nous répète toujours que nous sommes des filles, qu'il nous est défendu de parler, de protester, que notre voix est un affront tout comme notre corps. Mais c'est à nous de changer les mentalités, et pour cela, il faut une révolution », chantent-elles dans cet extrait du titre "Horeity" (Ma Liberté).
Leur album qui porte le nom de leur groupe, Bent al-Masarwa, a été produit par l'institut Nazra For Feminist Studies (Institut Nazra d'études féministes) basé au Caire. Depuis 2014, il propose des ateliers autour du théâtre et de la musique pour repenser, au travers de la culture, les rapports entre hommes et femmes.
Comme l'explique Nada Riyadh, productrice artistique chez Nazra, « il est plus simple pour une personne de regarder un film ou d'écouter une chanson que de lire tel rapport ou d'assister à telle conférence ». Pour la réalisation de son dernier projet musical, l'O.N.G. avait lancé début 2014 un appel à toutes les femmes intéressées par la composition de chansons dans une optique féministe.
Sur une quarantaine de candidatures reçues, huit ont été retenues. Issues d'horizons très divers, les artistes ont de 16 à 32 ans. Après trois jours d'atelier intensif au Caire et une semaine d'enregistrement au Badroom studio à Alexandrie, c'est au début du mois de juin 2015, sur la scène du théâtre Rawabet au Caire, qu'est lancé l'album Bent al-Masarwa, comme leur nom de groupe. Tant d'Egyptiennes et d'Égyptiens se sont pressés dans la salle que les chanteuses, Myam Mahmoud, Marina Samir et Esraa Saleh ont dû enchaîner deux concerts d'affilée.
Malgré cet accueil chaleureux, Nada Riyadh reconnaît avoir « reçu des critiques négatives sur la toile. Pour certaines personnes nos textes abordent des sujets tabous dans notre société comme la virginité et l'honneur ou même le harcèlement sexuel ». Le rejet que ces rappeuses affrontent s'explique aussi, selon Nada Riyadh, par le fait que « beaucoup de musiques populaires égyptiennes ont été dégradantes pour les femmes et ont contribué à cette culture de la discrimination. »
Des regards insistants dans les minibus aux viols collectifs des places bondées, l’appréhension que ressentent de nombreuses Égyptiennes à chaque sortie non accompagnée d'homme se fait parfois écrasante.
En Égypte 99.3% des femmes reconnaissent avoir été victimes de harcèlement sexuel, selon le dernier rapport de l'ONU Women réalisé avec le Centre Demographique du Caire en avril 2013.
Ces agressions que dénoncent les rappeuses ont été particulièrement fortes en marge des festivités de l'Aïd el-Fitr qui marquent la fin du mois de jeûne du Ramadan. Shoft Taharosh (J'ai vu le harcèlement), un groupe d'action semblable aux Tahrir Bodyguard, a relevé 90 agressions physiques et 131 verbales du vendredi 17 au dimanche 19 juillet dans le centre du Caire seulement, rapporte le quotidien DailyNewsEgypt.
Depuis l'adoption, il y a plus d'un an, d'une loi criminalisant le harcèlement sexuel en Égypte, rares ont été les condamnations. C'est souvent l'attitude des victimes, jugée provocante, qui est pointée du doigt. En s'emparant à l'été 2014 du pouvoir, le général Abdel Fattah al-Sissi s'était pourtant posé en garant de l'égalité entre hommes et femmes.
Face à l'absence d'une véritable volonté politique, la Fédération Internationale des Droits de l'Homme (fidh) dénonce dans un récent rapport « l'hypocrisie au sommet de l'Etat » et appelle à un changement de position des autorités égyptiennes. Le ministère de l'Intérieur décide d'augmenter, à l'occasion de l'Aïd el-Fitr, le nombre de femmes des unités de police patrouillant dans le centre du Caire. Les images de ces policières aux méthodes musclées, jouant de la matraque électrique (voir la vidéo ci-dessous), ont largement été partagées sur les réseaux sociaux. Opération de communication réussi.
De leur coté, c'est un tout autre type de message que les rappeuses diffusent dans la société. Préférant le débat aux gros bras, c'est directement la mentalité des Egyptiens que « Bent al-Masarwa » veulent influencer.
Avec leurs textes pour seules armes, ces « filles de l'Egypte » ne comptent pas tirer à blanc face au diktat du tabou. Pour faciliter sa diffusion, l'album est gratuitement distribué à chaque représentation. « Nous voulons atteindre les personnes qui ne partagent pas nos idées », assure Nada Riyadh . « Alors qu'on nous reproche d'aborder par nos paroles des sujets proscrits de tout débat, telle est justement l'ambition de notre projet, créer et imposer toujours plus de discussions autour de la place des femmes égyptiennes ».
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