L'image est saisissante parce que très inhabituelle : au soir des élections municipales et régionales espagnoles, sur les tribunes victorieuses de Podemos, à Madrid ou Barcelone et ailleurs, les femmes sont là, en nombre et sur le devant de la scène. Autour de Ada Colau dans la grande ville catalane et de Manuela Carmena au coeur de la capitale espagnole, les poings sont levés et on ne peut s'empêcher d'évoquer la figure de Dolores Ibárruri Gómez, la Pasionaria communiste au temps du franquisme. Voici donc les nouvelles "Fleurs de la passion" qui déboulent au sud de l'Europe pour faire de la politique autrement.

Les mots employés par François Musseau, l'envoyé spécial du Temps (Genève), pour le portrait des nouvelles égéries de l'Espagne du 21ème siècle font écho à ces images d'une politique "autrement" : "Ada Colau 41 ans, mère d’un enfant, l’ancienne okupa (squatteuse militante) a remporté les élections municipales à Barcelone, la deuxième ville du pays, capitale économique et culturelle. Avec 21 élus, Ada Colau devance le nationaliste et démocrate-chrétien catalan Xavier Trias, le maire sortant, un notable qui semblait indéboulonnable. Selon toute vraisemblance, avec l’appui de trois petits partis acquis à sa cause, elle sera prochainement «Madame le maire». Une femme qui, il y a moins d’une décennie, tirait le diable par la queue, obligée de changer sans cesse de domicile. (.../...) Au même moment, à Madrid, une autre énorme surprise s’est produite. L’ancienne magistrate Manuela Carmena, 71 ans, qui n’a jamais exercé la politique durant sa carrière, obtient 20 élus, juste derrière l’ultra-favorite Esperanza Aguirre, un poids lourd chevronné du Parti populaire. Et très loin devant les socialistes ou les communistes."
La politique en majuscules
Les photos, les formules, choisies par les gagnantes pour commenter leur victoire sur leurs réseaux sociaux sont inédites. « Ce n’est pas moi qui vais gouverner. C’est vous, les gens de la rue, qui allez le faire à travers moi et mon équipe ! », s'enthousiasme la madrilène.
«Es claro que ha ganado la fuerza que quiere cambio. Y no ha sido ningún partido político, habéis sido vosotros y vosotras». #Manuela24M
— Manuela Carmena (@ManuelaCarmena) 24 Mai 2015
Tandis que la conquérante de Barcelone propose un cliché très personnel, accompagné de cette phrase : "Vous voulez voir la politique en majuscules ? Voici une photo de derrière la scène la nuit dernière. Sans soins, pas de victoire possible !"
Queréis ver POLITICA en mayusculas? Foto del backstage de la noche de ayer. Sin cuidados no hay victoria posible ♡♥ pic.twitter.com/vMdohTaIrr
— Ada #BcnEnComú (@AdaColau) 25 Mai 2015
Le quotidien madrilène de centre gauche El Païs ne tarit pas d'éloges pour sa peut-être future maire, venue du Parti communiste, et qui séduit aussi dans les rangs socialistes : "Manuela Carmena, le don de la douceur. Son énergie produit de l'empathie. Elle croit que le pessimisme est réactionnaire." Et Juan Puig de la Bellacasa, l'un de ses plus vieux amis raconte : « Comme juge, elle expliquait tellement bien les sentences aux délinquants que ceux-ci finissaient par demander pardon. »
Militantes et indignées
Les deux femmes, que 30 ans séparent, ont mené des campagnes de terrain, exemplaires, centrées sur la vie quotidienne que la crise économique et les réponses proposées ont rendue si insupportable à nombre de citoyens espagnols : transports, soins médicaux, soutien aux plus démunis, gestion citoyenne, etc. Sans doute ont-elles bénéficié aussi d'une belle exposition des Espagnoles dans le champ politique à l'occasion du combat modèle mené contre le projet d'abrogation du droit à l'avortement, que le gouvernement conservateur avait annoncé bruyamment avant d'y renoncer moins d'un an plus tard...
L'indignée Ada Colau en est certaine : "La citoyenneté a gagné, l'espoir a gagné, le désir de changement a vaincu la campagne de la peur, de la résignation". En espérant que le « Si, se puede » («oui, c’est possible»), écho au "yes we can" de Barack Obama en 2008 ne se transforme pas comme aux Etats-Unis en lettre morte…

Une 'women's pride' à l'Espagnole
Nancy Berthier est professeure des universités à l'Université Paris-Sorbonne, spécialisée dans la culture et le cinéma des pays de langue hispanique, auteure d'ouvrages et articles sur la politique et ses représentations en Espagne, dont "Le franquisme et son image. Cinéma et propagande (PUM, 1998)". Elle avait présenté pour Terriennes le film "Con la pata quebrada", les femmes au miroir du cinéma espagnol. Elle nous dit ce que le surgissement de ces Espagnoles nouvelles pourrait signifier dans l'avenir politique du pays.
Terriennes : Ces images de femmes poing levé sur les tribunes victorieuses de Podemos, leurs mots pour saluer la victoire, ne font-elles pas penser immanquablement à La Pasionaria ?
Nancy Berthier : La figure de Pasionaria est un référent incontournable de l'imaginaire politique des femmes en Espagne. Ajoutons à cela le fait que madrid et Barcelone ont été des bastions rouges pendant la guerre civile. Il y a une sorte de revanche de l'histoire.
Q : Les longs mois de combat pour le droit à l'avortement en Espagne n'ont-ils pas joué un rôle dans l'émergence de ces femmes, et dans leurs représentations ?
N. B. : Oui une sorte de women's pride si je puis dire. Et surtout une mobilisation de catégories de populations nouvelles dans la rue. Mais cela s'enracine aussi dans une tradition de mobilisation féministe durant la transition du franquisme à la démocratie. Les propositions du PP concernant le droit au divorce et à l'IVG, qui concernent avant tout les femmes, ont été perçues comme un retour en arrière, un héritage du franquisme...
Q : Elles sont sur le devant de la scène et aussi très nombreuses dans les coulisses. Elles postent des images de femmes sur leurs réseaux sociaux… Tout cela est-il l'incarnation d'une politique autrement ?
N. B . : Le cas de Manuela Carmena est exemplaire de cette nouvelle façon de faire de la politique depuis la rue et dans la rue. Issue de la société civile, tout petit budget, campagne de proximité pas de grandes promesses, pragmatique. Mais sa rivale du PP (Parti Populaire, conservateur, ndlr), la comtesse Esperanza Aguirre, 63 ans, admiratrice de Margaret Thatcher, qui a mené une campagne très dure, est aussi une femme !