En Espagne, les femmes aussi sont « indignées », et marchent contre la violence machiste

7-N, 7 novembre. Cette date restera gravée dans toutes les mémoires en Espagne. La manifestation massive qui vient d’avoir lieu à Madrid pourrait devenir la référence du féminisme espagnol. Samedi 7 novembre 2015, près de 200 000 personnes (500 000 selon les organisatrices) ont donné de la voix. Reportage au coeur de la marche
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Une foule compacte de dizaines de milliers de personnes sur la Gran via, qui mène à la Place d’Espagne - Madrid, où s’est terminée la manifestation
Fabien Palem
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Cette première grande marche espagnole contre la « violence machiste » s’est étendue au cours d’un long circuit, dès 11 h 30 sur le Paseo del Prado, devant la porte du ministère de la Santé, des Services sociaux et de l'Égalité. Les messages répétés à tue-tête étaient sans équivoque : « Basta la violence machiste ! », « Ils ne sont pas fous, ce sont des assassins », « Nous ne sommes pas mortes, nous sommes assassinées »…
 

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La veille de la marche, la façade de la mairie de Madrid, dirigée par Manuela Carmenaes, élue de Podemos, arborait une pancarte : « Contre les violences machistes »
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Le 7-N pourrait ainsi se convertir en une  version féministe du 15-M, le mouvement des « indignés », né le 15 mai 2011 à Madrid. Féministes, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, Espagnols de tous horizons ont poussé un grand « Basta ! » contre les « crimes machistes » perpétrés dans le pays. « Depuis 1995, 1378 femmes ont été assassinées par le terrorisme machiste », dénonce le manifeste (à lire en espagnol ici), qui évoque 70 féminicides (meurtre d'une femme parce que femme) perpétrés en 2015 en Espagne, contre 40 cas annoncés par les statistiques officielles. Parmi les revendications de cette mobilisation figure l’application plus stricte de la loi sanctionnant les violences conjugales, datant de 2004, et son élargissement à tous types de violence dont souffrent les femmes.
 

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Avant le début de la manifestation, le collectif « Women in black » a réalisé une performance, en hommage aux victimes de violences machistes.
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Remettre les droits des femmes au premier plan

« Dans les moments de crise, les causes féministes passent au second plan, regrette Maria Bilbao, psychologue de profession, féministe de conviction et membre de l’Assemblée citoyenne organisatrice de la manifestation. Je crois qu’historiquement c’est toujours comme ça. On traite d’abord de l’urgence, la santé, l’éducation… Puis, ensuite, des droits des femmes. » Les féministes, intégrées aux mobilisations « indignées », s’y étaient peut-être « diluées ». Aujourd’hui, elles cherchent à singulariser leurs problèmes, afin que la violence de genre prenne place dans le calendrier politique.

Si l’on en croit l’étude réalisée par l’Agence européenne pour les droits fondamentaux (mars 2014), l’Espagne ne figure pas parmi les pays les plus violents du vieux continent. La mobilisation du 7-N doit toutefois être mesurée à l’aune d’un ultra-conservatisme latent qui s’exprime sporadiquement dans le pays. Fin septembre 2014, le gouvernement a fini par retirer son projet de loi rétrograde qui prétendait revenir sur le droit à l’avortement, ce qui n’a pas empêché l’apparition de nouvelles restrictions (autorisation parentale obligatoire pour les mineures souhaitant avorter). Une enquête officielle, réalisée cette année par le ministère espagnol de la Santé, des Services sociaux et de l'Égalité révèle les statistiques relatives à la violence de genre : 10 % des femmes de plus de 16 ans confessent avoir subi des violences physiques, 25 % des violences psychologiques, et presque 10% des violences sexuelles.
 

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Maria, Elena et Noelia (de gauche à droite), trois féministes membres de l’Assemblée citoyenne organisatrice de la marche
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Si tu veux mon vote, traite le terrorisme machiste comme un problème d’Etat
Une manifestante

« Nous dénonçons la coupe de 17% réalisée par le Parti Populaire sur le budget dédié à la prévention de violence et à l’assistance. La violence faite aux femmes doit être considérée comme un problème d’Etat, et ne plus dépendre des guéguerres politiciennes », insiste Berta Cao, responsable du bureau « Equité, droits sociaux et emploi » de la mairie « indignée » de Madrid. Si cette militante féministe regrette le « boycott médiatique » dont a souffert le 7-N durant sa campagne de communication, les photos de la manifestation, présentes à la Une des journaux du dimanche 8 novembre, seront sans doute synonymes de victoire pour le mouvement.
 

Si cette violence était exercée contre des hommes, le pays serait militarisé  

Ada Colau, maire de Barcelone

La mobilisation se voulait non partisane. Mais à un peu plus d’un mois des élections législatives, une belle occasion était donnée aux futurs candidats de se positionner sur le sujet.
 

El Pais marche contre le machisme
La Une de El Païs du 8 novembre 2015 : "Unis contre la violence machiste", titre le quotidien espagnol madrilène, de centre-gauche

Le Parti Populaire (au pouvoir) et Ciudadanos, les deux partis de droite, ont finalement été représentés lors de la manifestation, après avoir tergiversé. Les trois leaders de gauche, Pablo Iglesias (Podemos), Pedro Sánchez (Parti socialiste), Alberto Garzón (Izquierda Unida), étaient également présents. Tout comme les maires des « Municipalités pour le changement », réseau des villes gouvernées par des coalitions « indignées ». Parmi ces édiles, Ada Colau, maire de Barcelone, qui n’y est pas allée de main morte : « Si cette violence était exercée contre des hommes, le pays serait militarisé. »

Cette mobilisation féministe de grande ampleur, inédite en Espagne, est le fruit de mois de travail pour les militantes. « L’idée est née il y a 10 mois, quand les féministes de Valencia sont venues nous proposer d’organiser une grande marche de niveau national », précise Noelia Landete, l’une des porte-parole de la manifestation. La magie de l’activisme 3.0 a fait le reste : d’innombrables vidéoconférences, des milliers de mails et autres publications sur les réseaux sociaux ont permis de l’organiser et de diffuser l’information aux quatre coins de l’Etat espagnol. Pari réussi puisque plusieurs centaines de bus ont convergé vers Madrid.
 

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« Nous ne sommes pas mortes, nous sommes assassinées » crient ces manifestantes par le biais de leurs pancartes
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« Pas une de moins », un cri lancé depuis l’autre côté de l’Atlantique


Parmi les slogans mobilisateurs qu’arboraient les milliers de pancartes de la manifestation, dominait le désormais célèbre « Ni Una Menos » (« Pas une de moins »), consigne donnée à l’immense manifestation argentine, le 3 juin 2015 à Buenos Aires. Le cri venu d’Outre-Atlantique a été entendu en Espagne. « Le 'Ni Una Menos' nous a encouragé dans notre démarche », confirme Noelia Landete.

Carla, membre du groupe féministe argentin « Las Rojas » (Les Rouges), n’avait pas pu se rendre au Ni Una Menos de Buenos Aires. La jeune femme, qui milite désormais à Barcelone, a pu donner de la voix à Madrid. Elle se montre optimiste quant aux effets que peut avoir cette grande mobilisation : « Cette marche populaire peut se convertir en une référence pour les mouvements féministes d’Espagne, comme l’est le Ni Una Menos argentin. La lutte pour les droits des femmes est universelle ».

« Espérons qu’il y aura d’autres manifestations similaires bientôt », conclut l’une des milliers de manifestantes de ce cortège interminable. Le panneau qu’elle tient dans les mains résume bien l’attente des féministes espagnoles : « Si tu veux mon vote, traite le terrorisme machiste comme un problème d’Etat ».
 

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« Justice pour ma fille (dossier classé) », demande cette manifestante...
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