En Espagne, la détérioration des conditions de ce travail éreintant a poussé Las Kellys, acronyme de « Las que limpian » (celles qui nettoient), à se regrouper et créer un collectif de revendication. Fondée en novembre 2016 à Barcelone, l’association Las Kellys dispose de huit relais à l’échelle espagnole. Outre Madrid, elles sont présentes dans plusieurs points névralgiques du tourisme ibère : Benidorm, Cádiz, Fuerteventura, La Rioja, Mallorca ou encore Lanzarote. L’objectif est clair : rendre visible un service aussi indispensable que méprisé. En France, le député « Insoumis » de la Somme François Ruffin s’y est essayé en mars 2018 avec succès (voir ici) dans une vidéo qui a fait le buzz : "Vous savez à quoi on reconnaît un riche ? C'est quelqu'un qui ne nettoie pas ses toilettes lui-même. Le plus souvent, c'est une femme qui le fait pour lui."
Lulu, 20 ans de métier
Si c’est à Barcelone, première ville touristique de la péninsule (19 millions de visiteurs en 2017) qu’a émergé ce mouvement, comme d’autres avant, les Kellys déploient une stratégie multi-polaire. La bataille légale se mène de manière parallèle, aux portes des parlements régionaux et des Cortes espagnoles (chambre des députés et sénat), à Madrid. C’est dans la capitale espagnole que se joue par exemple la reconnaissance des maladies spécifiques à ce travail laborieux. « 90% d’entre nous sommes sujettes à des hernies discales, précise l’Espagnole ‘Lulu’, 20 ans de métier. Les produits chimiques de nettoyage provoquent de l’asthme, une altération de l’odorat, du goût… À 50 ou 55 ans (sa tranche d’âge, NDLR) on est foutues, on ne sert plus à rien. »
Le secteur du nettoyage espagnol en quelques chiffres :
En Espagne, environ 100 000 travailleurs (dont plus de 90% de femmes) nettoient les hôtels ou les appartements de tourisme, pour à peine plus que deux euros la chambre.
71,5% d’entre elles consomment quotidiennement des médicaments pour affronterleur journée de travail.
Dans ce secteur les femmes immigrées sont nombreuses, en particulier celles originaires d'Amérique latine.
Source : Así viven las mujeres que limpian habitaciones de hotel por dos euros
La bataille des femmes de chambre, conséquence de la fin du mirage/miracle espagnol
Loin de Madrid, d’autres « antennes » des Kellys jouent un rôle inattendu. C’est le cas dans la lointaine île de Lanzarote (Canaries), où la sénatrice María José López Santana, 41 ans, élue Nueva Canarias (régionaliste de centre-gauche) s’est emparée du sujet en se revendiquant elle-même comme fille de Kelly.
L’existence même des Kellys met la lumière sur l’insuffisance des combats menés par d’autres collectifs, tels les syndicats traditionnels. L’isolement relatif de ce collectif montre aussi que l’élan des « Indignados » cherche un second souffle. « Nous sommes en train de mettre en place un label de garantie de qualité. Afin de valoriser les établissements durables, selon des critères variés, parmi lesquels figurent les conditions de travail », précise Paco Ramos, directeur exécutif des stratégies de Barcelona activa, une plateforme municipale qui veille au marché du travail local.
Modèle touristique et modèle de société
La « marque Espagne », sa réputation des secteurs liés au tourisme auprès du public international, repose en grande partie sur la précision de leur coup de chiffon. Pourtant, les représentants du secteur hôtelier, dont les Kellys dépendent, n’ont pas pris conscience que la qualité du service ne serait que meilleure avec un rapport employeur-employée assaini. Comme dans d’autres branches (agriculture et construction), le secteur hôtelier emploie une partie de ses travailleuses de manière indirecte, par l’intermédiaire d’entreprises de travail temporaire (ETT) et d’entreprises dites « multiservices ».Depuis la réforme du marché du travail espagnol, en 2012, en pleine crise économique et sociale, le nombre de contrats liés à une ETT aurait augmenté de 51%, jusqu’à concerner actuellement plus d’un demi-million de travailleurs et travailleuses. Parmi les secteurs les plus touchés par l’externalisation des services : le tourisme et, en première ligne, les femmes de chambre. « L’externalisation permet notamment de diminuer le niveau de cotisations sociales, commence Eulalia García Sanz, avocate installée à Barcelone, qui accompagne les Kellys dans la capitale catalane. Ce procédé d’embauche intérimaire installe un rapport souvent faussé entre l’employée et l’employeur. »
Vania, porte-parole des Kellys
Au-delà des conditions de travail qui se dégradent, les femmes de chambre dénoncent une véritable « fraude » de la part des responsable du secteur, qui applique une lecture large des cas où devraient s’appliquer l’externalisation. Leur défenseure Eulalia García Sanz, qui considère que « la loi doit être complétée et détaillée », cite une jurisprudence du tribunal supérieur de justice de Catalogne, datant de juillet 2017 : « (…) les articles 41 et 43 ET ne fixent pas les limites entre l’embauche licite et la cession illégale de travailleurs (par une entreprise à des ETT, NDLR) ». ‘Lulu’, affiliée chez les anarchistes de la CNT, célèbres au temps de la guerre civile espagnole (1936-1939), confirme la tendance au tout-externalisé : « J’ai passé vingt ans de ma vie dans ce monde, j’ai bien vu la différence. Ils essaient d’évacuer celles sous contrats fixes. C’est sur notre dos qu’ils deviennent millionnaires ! »
Anna Castan, directrice de l’hôtel Barcelona Catedral
De quoi distinguer Anna de la plupart de ses confrères, pour qui les conditions du « sale boulot » n’importent guère. Pourtant, derrière le modèle touristique se cache, peut-être, l’image que l’Espagne veut donner au monde… Elle reste à inventer.
Les Kellys en revanche, dans leur démarche, font déjà figure de travailleuses à la lutte exemplaire. Une exposition en ligne "Le combat des femmes contre la précarité" leur est même déjà consacrée. De quoi faire des émules, en Espagne, en Europe, et bien au delà...
'Las Kellys. Lluites de dones a la Barcelona precària'. Una exposició en línia sobre @LasKellysBCN al web de La Virreina. Del 18/5 al 7/10.
— Barcelona (@barcelona_cat) 27 de mayo de 2018
Més informació https://t.co/u79aetWsRC pic.twitter.com/aGmrJlk7zZ