En Espagne, plus de 5 millions de personnes sont descendues dans les rues lors de la journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2018, pour réclamer plus d’égalité entre les hommes et les femmes. Une mobilisation sans précédent dont on a peut-être pas assez parlé. Analyse de Mercedes Alvarez San Román, docteure en Etudes de genre et diversité, et enseignante en études hispaniques à l’université Sorbonne à Paris.
Les grands médias délaissés par leurs voix féminines, les transports ferroviaires mis au ralenti, les commerces et bureaux vidés : pari gagné pour la commission 8-M, fédération d’associations féministes, soutenues par les syndicats CCOO et UGT, qui a appelé les femmes à
« arrêter le monde » pendant cette journée ce 8 mars. Résultat ? Une mobilisation en force avec 5,3 millions de personnes dans les rues de 130 villes du pays, comme à Madrid, Barcelone, Valence, Séville ou encore Bilbao.
Leurs revendications ? Les Espagnoles ont particulièrement lutté pour l’égalité salariale – elles restent 14,9 % moins payées que les hommes selon
Eurostat –, dénoncé le harcèlement et les violences faites aux femmes… De nombreuses inégalités persistent dans le pays, tant dans le domaine public que la sphère privée, malgré de réelles avancées en 20 ans.
« Il reste beaucoup à faire : Les femmes ont les retraites les plus faibles, les emplois les plus précaires, elles réalisent encore l’essentiel des travaux domestiques, sont trop souvent questionnées quand elles posent plainte pour viol, et près de 1 000 ont été assassinées en quatorze ans », détaille Ruth Caravantes, porte-parole de la commission 8M, qui a publié le
manifeste d'appel à la grève (en anglais), raconte
Le Monde.
Cette première grève générale féministe en Espagne a rencontré un fort soutien de la population : selon un sondage paru dans le quotidien
El Pais le 6 mars, 82 % l’ont estimée justifiée.
Une mobilisation inédite qui a aussi pris par suprise le monde politique, l'obligeant à réagir aux revendications, explique
Libération : "
La vague de mobilisation féministe a déferlé de manière si puissante que l’agenda politique a été chamboulé, à la surprise générale. Pour preuve, l’attitude du gouvernement conservateur de Mariano Rajoy. Dans un premier temps, il avait snobé ce mouvement en considérant qu’il se résumait à la commission organisatrice, très marquée à gauche. Jeudi, toutefois, voyant l’ampleur de la rébellion, Mariano Rajoy et les siens ont viré de bord : dans la journée, le chef du gouvernement arborait sur le revers de sa veste un ruban violet, symbole du mouvement, avant de déclarer : «Nous allons travailler à l’égalité réelle entre hommes et femmes.» (.../...) A gauche, la députée de Podemos Irene Montero, figure montante du parti dirigé par Pablo Iglesias, pronostiquait : «Il ne sera dorénavant plus possible de ne pas parler de féminisme, en tant que force politicosociale armée de propositions concrètes.»"Un point de départ pour faire changer les choses ? Nous avons posé la question à Mercedes Alvarez, docteure en Etudes de genre et diversité, et enseignante en études hispaniques à l’université Sorbonne à Paris :
La crise, surtout d’un point de vue économique, a aussi renforcé cette prise de conscience sur les droits des femmes.
Mercedes Alvarez San Román, chercheure - La Sorbonne
Terriennes : La mobilisation de grande ampleur du 8 mars 2018 marque-t-elle un début pour les droits des femmes en Espagne ?
Mercedes Alvarez San Román : En Espagne, la prise de conscience par rapport aux droits des femmes existe depuis plusieurs années. C’est le cas par exemple sur la question des violences faites aux femmes depuis l’assassinat d’
Ana Orantes en 1997. Cette femme a dénoncé publiquement à la télévision les années de violences que son mari lui a fait subir... qui l’a brûlée vive après ses déclarations. L'Espagne a alors pris conscience que cette question ne relevait pas de la sphère privée, mais touche toute la société, toutes les classes sociales. Cela a eu une répercussion médiatique. Et le pays a voté une loi spécifique en 2004. L’une des plus avancées en Europe.
La crise, surtout d’un point de vue économique, a aussi renforcé cette prise de conscience sur les droits des femmes. Elle a notamment mis en péril la loi de la dépendance qui a pour objectif de soulager les personnes, souvent les femmes, ayant des personnes à charge.
Enfin, en 2014, la mobilisation « Le train de la liberté » pour défendre le droit à l’avortement a été un vrai succès et a eu des effets très positifs en montrant la force d’un mouvement.
J’espère que cette très forte mobilisation du 8 mars ira encore plus loin que cette certaine prise de conscience.
On me dit souvent : « en Espagne, on bat les femmes ». Mais on bat les femmes partout, en France aussi. Sauf qu’en Espagne, on en parle.
Mercedes Alvarez San Román
Cette manifestation avait-elle aussi pour but de dénoncer une culture machiste datant des heures sombres du franquisme ?
M.A : C’est l’image que certains ont encore de l’Espagne : un pays machiste et catholique, qui date des années 1960. Mais l’Espagne a tellement avancé socialement depuis la transition politique. Je pense que c’est un pays parmi les plus avancés socialement en matière d’égalité, ou au moins en terme de prise de conscience. On me dit souvent : « en Espagne, on bat les femmes ». Mais on bat les femmes partout, en France aussi. Sauf qu’en Espagne, on en parle. Ce n’est pas pour rien que cette mobilisation a eu lieu là-bas. Il est temps que l’image du pays évolue aussi.
Les hommes se sont-ils aussi mobilisés ?
M.A : Oui, ils étaient présents. En Espagne, des hommes ont par exemple remplacé des femmes grévistes au travail : ils ont effectué une double journée. Ou à la maison. Au sein de ma famille, un homme retraité a préparé le dîner ce jour-là. En France aussi, là où j’étais, des hommes, dont beaucoup d’hispanophones, d’Espagne ou d’Amérique Latine, sont venus manifester. Ils se rendent compte que ces questions ne touchent pas que les femmes, mais toute la société. Même si ce n’est pas non plus le paradis. Il y a évidemment des voix contre. Certains Espagnols considèrent que le féminisme atteint leurs droits, que c’est dangereux.
L’Espagne a-t-elle donné l’exemple ?
M.A : Lors de la manifestation à Paris à laquelle j’ai participée, les organisateurs ont annoncé vouloir convoquer une grève en 2019 après le succès de la mobilisation en Espagne. Si cela peut servir de modèle, c’est très positif, car une prise de conscience générale est nécessaire.
Sur le femmes dans la politique espagnole et les grèves générales de femmes, à retrouver sur ces sujets dans Terriennes :
> En Espagne, aux élections, des femmes, partout des femmes
> Espagne : María José Jiménez-Cortiñas, une gitane en lice pour les élections
> Teresa Forcades, au service de Dieu, des femmes et de l’autodétermination catalane
> En Espagne, les femmes aussi sont « indignées », et marchent contre la violence machiste> Octobre 1975, le jour où les Islandaises se mirent en grève