Fil d'Ariane
Le 2 juin 1975, la ville de Lyon en France fut le théâtre du premier mouvement de prostituées. Pendant une semaine, plus de 150 femmes vont occuper une église de la ville pour dénoncer le harcèlement et la répression policière dont elles se disent victimes. La date du 2 juin est devenue une journée internationale de commémoration et de lutte pour leurs droits sociaux.
Une centaine de prostituées manifestent pour leurs droits en occupant l'église St Nizier à Lyon, le 2 juin 1975.
Du jamais vu à l'époque. Ce premier mouvement de protestation des prostituées essaimera dans plusieurs autres villes de France notamment Grenoble, Marseille, Paris - et sera même reproduit à Londres quelques années plus tard-.
Il se terminera le 10 juin avec l'évacuation des églises occupées par la police.
Cet évènement marquera un tournant dans le regard porté sur les prostituées, selon Lilian Mathieu, chercheur au CNRS, spécialiste de la prostitution dans un entretien à l'AFP. "Une centaine de prostituées investissent l'église de Saint-Nizier pour protester contre le harcèlement policier qu'elles subissent alors depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. Ce harcèlement prend la forme de rafles suivies de garde à vue et de procès-verbaux à très haute fréquence pour racolage passif, délit qui existait à l'époque dans le code pénal", raconte le chercheur.
C'est une vague de fermeture d’hôtels de passe qui a poussé ces femmes à travailler dans la rue et sur les trottoirs. Les procès-verbaux pour délit de racolage se multiplient ; certaines sont interpellées plusieurs fois par semaine par la police lyonnaise, et doivent payer des amendes, lit-on sur le site de france3.régions.
La colère des prostituées grandit avec le retour d'une loi tombée en désuétude qui permet d'incarcérer des récidivistes du même délit. Au même moment, il y a eu des rappels d'impôts pour celles qui ne déclaraient pas leurs revenus, rappelle Lilian Mathieu "Elles ont également le sentiment que la police se désintéressait de leur sécurité : trois d'entre elles ont été assassinées entre 1972 et 1974", dit-il.
Pouvait-on à l'époque imaginer une telle révolte ? Lilian Mathieu qualifie leur mouvement d'improbable. Selon lui, "les enseignements de la sociologie des mouvements sociaux montrent qu'il n'y a pas de lien mécanique entre une violence ou une domination ou une injustice subie, et la révolte. Au contraire, ce sont ceux qui ont déjà des ressources, des traditions, des savoir-faire, qui se sentent autorisés à prendre la parole publiquement pour exprimer des revendications".
Cette occupation est rendue possible grâce au soutien du père Antonin Béal, le curé de la paroisse, qui refuse de les expulser. "L'église est ouverte à tous et quand ces dames sont venues ce matin et ont demandé de s'installer afin de faire valoir leurs droits, j'ai pu moins faire que de les accueillir", explique alors le prêtre. "Mes paroissiens peuvent être surpris, mais s'ils sont chrétiens, ils seront entièrement de mon avis. Nous ne sommes pas ici pour juger qui que ce soit, nous sommes pour accueillir celles et ceux qui sont dans une situation difficile", ajoute-t-il.
Les prostituées de 1975 ont bénéficié "du soutien de gens bien intégrés dans la société, des militants du Mouvement du Nid, des militants catholiques de gauche, qui pensent que l'action protestataire peut être un moyen d'émancipation pour les prostituées", précise le chercheur. "Ce sont eux qui vont leur suggérer d'occuper une église, parce que ça permet de maintenir leur anonymat mais surtout ça marque les esprits. Les mouvements féministes viendront dans un second temps".
Le ministre de l'Intérieur de l'époque refuse de négocier, estimant "qu'il s'agit d'une manipulation des proxénètes". Le 10 juin 1975, l’ordre d’expulsion est donné. L'opération débute à 6h du matin. "Une expulsion manu militari menée par une centaine de policiers casqués et accompagnés de chiens", indique le site de France3.régions. Certaines manifestantes seront blessées.
"Le gouvernement se rend compte que l'évacuation a choqué dans l'opinion. Il confie une mission d'information à un magistrat qui sera très à l'écoute mais dont le rapport publié en avril 1976 sera enterré", explique Lilian Mathieu.
La loi du 13 avril 2016 marque un tournant dans la politique française en abrogeant le délit de racolage pour le remplacer par la pénalisation des clients. Ces derniers sont désormais passibles d'une amende de 1 500 euros - 3 750 en cas de récidive. Mais dans les faits, ils sont peu verbalisés.
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Selon lui, le mouvement aura permis d'obtenir quelques résultats positifs pour les prostituées : mutation des policiers lyonnais, abandon des rappels d'impôts ... "Le racolage passif ne sera plus utilisé, en tout cas pas avec la même intensité, jusqu'à ce qu'il disparaisse du code pénal, en 1994", ajoute-t-il.
Pour la première fois, des femmes qui exercent cette activité prennent la parole publiquement, expliquent leur situation, leur activité, peuvent véritablement interpeller le monde social, les institutions en présentant des revendications. Lilian Mathieu, chercheur CNRS
Et surtout pour le chercheur, le résultat le plus tangible sera "le changement de la représentation sociale sur la prostitution". "Avant la révolte, c'est un sujet qui fait l'objet de blagues paillardes. Là, pour la première fois, des femmes qui exercent cette activité prennent la parole publiquement, expliquent leur situation, leur activité, peuvent véritablement interpeller le monde social, les institutions en présentant des revendications", analyse-t-il.
Après ce mouvement, va commencer à se dessiner une représentation - qui est dominante aujourd'hui - des prostituées "non plus comme des femmes de mauvaise vie mais comme des victimes", estime-t-il : "Il ne s'agit plus de les ostraciser, de les pourchasser, mais de leur venir en aide d'une manière qui, si on voit le débat contemporain, n'est pas exempte d'un certain paternalisme".
Selon les dernières estimations officielles, entre 35 000 et 40 000 personnes seraient en situation de prostitution en France. Sur ces 40 000 personnes, 85% seraient des femmes, 53% seraient Françaises, et parmi ces dernières, 60% seraient mineures. La journée mondiale pour les droits des prostituées, le 2 juin, est directement liée à la mobilisation des prostituées lyonnaises.
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