Fil d'Ariane
Comme chaque année en France, le troisième week-end de septembre est celui du matrimoine. L'occasion de mettre en lumière ces femmes, dont beaucoup sont tombées dans l'ombre, qui ont façonné notre histoire et notre culture. A commencer par les artistes. "Parce qu'il est temps de rétablir l'équilibre", le FAMM, dans le sud de la France, est un musée exclusivement dédié aux artistes femmes. Reportage
Le corset porté par Frida Kahlo vers 1950, exposé au FAMM, à Mougins.
Ils ne sont que trois au monde. Après le Frauenmuseum de Bonn et le Musée national des femmes dans les arts de Washington, le FAMM, Femmes Artiste Musée Mougins, vient rejoindre le cercle restreint des musées exclusivement dédié aux artistes femmes. Depuis le 21 juin 2024, le FAMM présente une centaine d’œuvres de plus de 80 artistes du monde entier. Des femmes, uniquement. Une collection constituée par Christian Levett, un financier britannique passionné d'art, d'archéologie et de Provence.
En 2011, Christian Levett ouvre un premier musée à Mougins, dans les hauteurs de Cannes, pour présenter sa collection d’art classique, à laquelle s’ajoutent rapidement des œuvres modernes et contemporaines. Au gré de ses recherches et de ses acquisitions, il se rend compte de l'énorme écart à combler entre la représentation des artistes femmes et celles de leurs homologues masculins dans les musées. Quant à la cote des oeuvres de femmes, elle est en moyenne quatre fois moins élevée que celle des hommes.
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L'ancien trader creuse ses recherches, notamment sur les artistes femmes de l'abstraction expressionniste, même les moins connues – c'est le courant artistique qui l'émeut le plus. D’enchères en achats chez d’autres collectionneurs, il constitue une collection exclusivement féminine, qu'il installe dans son palazzo de Florence, en Italie. Des œuvres qui, constate-t-il, attirent chercheurs, commissaires d'exposition, étudiants, autres artistes... Sa collection se retrouve bientôt à l'étroit entre les murs florentins.
"Depuis presque trente ans que je collectionne des œuvres d’art, mes goûts ont évolué, je pense qu’il est donc temps que le musée de Mougins évolue lui aussi," se dit alors Christian Levett. En 2023, il ferme son musée d'art classique pour faire place à un musée dédié aux artistes femmes. Un an plus tard, le FAMM est né.
De grands noms sont rassemblés à Mougins, comme Berthe Morisot, Mary Cassatt, Eva Gonzalès, Leonor Fini, Leonora Carrington, Lee Krasner, Louise Bourgeois, Niki de Saint Phalle, Maria Helena Vieira da Silva, Marina Abramović, Tracey Emin, Joan Mitchell, Nan Goldin...
Il y a un peu plus d'intimité, moins de pudeur, entre une artiste femme et son modèle. Leisa Paoli
Pour Leisa Paoli, la directrice du FAMM, ces artistes n'ont rien à prouver : "Les gestes, les coups de pinceau des femmes de l'école abstraite new-yorkaise, par exemple, sont aussi puissants et aussi vibrants que ceux des artistes masculins avec qui elles travaillaient et exposaient." Ce qu'elle veut, c'est que "leurs noms deviennent aussi communs dans le langage et les connaissances du public que ceux des hommes. Que l'on parle de Dora Maar comme de Picasso, ou que l'on parle d'Hélène de Kooning comme de William de Kooning, que l'on parle de Joan Mitchell comme de Jean-Paul Riopelle ou de Celia Paul comme de Lucian Freud. Elles n'étaient pas les femmes de, elle étaient des artistes à côté d'eux."
Leisa Paoli l'assure avec fermeté, la valeur de l'art n'a pas de sexe. Et pourtant, elle perçoit une infime distinction dans la représentation des corps et la distance entre le modèle et l'artiste : "Les femmes ont peut-être un regard plus personnel, plus sensible. Je trouve qu'il y a un peu plus d'intimité, moins de pudeur, entre une artiste femme et son modèle." C'est peut-être à ce female gaze que le portrait par Alice Neel du transgenre Jackie Curtis doit l'émotion qu'il irradie. La peintre capture toute la vulnérabilité de ce personnage qui se montrait si rarement à nu, sans artifices.
Impossible de ne pas marquer un temps d'arrêt devant un impressionnant autoportrait de Celia Paul. Compagne de Lucian Freud, connu pour ses portraits réalistes, cette Britannique a passé les cinq premières années de sa vie en Inde, au sein d'une famille très spirituelle. "Quand elle était petite, elle passait des heures au jardin, à observer. Elle respire le calme et la contemplation, que viennent déranger la passion et les émotions. Cette peinture est un champ de bataille émotionnel," remarque Bérénice Robaglia, responsable de la communication du musée. Celia Paula a aussi énormément peint ses soeurs et sa mère.
Pour réaliser son minotaure assis, dans une posture accablée, la Britannique Beth Carter s'est inspirée de son père, qui souffrait d'alcoolisme. L'artiste expose d'ailleurs d'autres sculptures jusqu'à fin décembre 2024 à la chapelle Notre-Dame-de-Vie, où Picasso a beaucoup créé. L'exposition est intitulée Le Minotaure.
Leonora Carrington, la mère du surréalisme – avec Leonor Fini, qu'elle côtoie au FAMM – a récemment atteint des sommets avec une vente supérieure à 25 millions d'euros aux enchères pour Les Distractions de Dagobert. Sa cote est désormais supérieure à celle de Salvador Dali. "Je n'avais pas le temps d'être la muse de qui que ce soit ... J'étais trop occupée à me rebeller contre ma famille et à apprendre à être une artiste," disait-elle.
Leisa Paoli supervise la petite équipe jeune et enthousiaste qui fait vivre le lieu, veille au bon fonctionnement du musée, à l'installation des œuvres, à l'accrochage et – last but not least, dirait-elle avec le doux accent britannique qui trahit ses origines – assiste Christian Levett dans le choix des œuvres exposées. Leur premier critère de choix, explique-t-elle, c'est : "Que l'œuvre provoque une émotion, qu'elle soit d'une qualité muséale. Que le sujet soit pertinent, percutant, intéressant, qu'il nous amène à nous poser des questions."
Un jour, en tournant la dernière page d'un grand livre de l'histoire de l'art, il s'est posé LA question : 'Où sont les femmes ?'" Leisa Paoli, directrice du FAMM
Ensuite vient l'artiste et sa carrière, continue Leisa Paoli : "Si c'est une artiste historique, nous regardons quel a été son parcours. Quand c'est une artiste vivante, comment et où elle est exposée, à quel rythme elle produit." La démarche de Christian Levett ne se veut pas féministe : "Comme il le dit lui-même, explique la directrice du FAMM, il n'est pas en position de revendiquer ce genre de choses."
Leisa Paoli n'est pas tout à fait du même avis : "Je dirais qu'il a un côté féministe dans sa façon de faire et dans son regard, puisque ce sont ces oeuvres-là qui lui ont plu, réalisées par des artistes femmes." Aussi osée qu'indispensable, sa démarche paritaire – il possède 500 oeuvres de femmes dans sa collection d'un millier de pièces – est en germe depuis longtemps dans son esprit : "Un jour, en tournant la dernière page d'un grand livre de l'histoire de l'art, il s'est posé LA question :' Où sont les femmes ?" et a décidé qu'il était temps de leur donner une plateforme permanente, de rétablir l'équilibre. Alors oui, il est féministe parce que consacrer un musée exclusivement aux femmes, il faut le faire, quand même !"
Parmi les pièces exposées qui fascinent Leisa Paoli, sa préférée reste le corset orthopédique porté et orné par Frida Kahlo. A 18 ans, l'artiste mexicaine est victime d'un grave accident de bus. Une barre transperce son abdomen, la prive de maternité à tout jamais, et surtout de marcher, disent les médecins. A force de persévérance, elle finira par pouvoir remarcher, mais avant cela, Frida Kahlo passe des mois allongée dans un lit d'hôpital. Alors elle s'arrange pour faire placer un miroir au plafond, et elle se peint.
C'est très émouvant de penser que cette femme qui a tant crié, qui a tant souffert, était dedans. Bérénice Robaglia
"Il faut l'imaginer en train de peindre ses corsets, qu'elle trouvait franchement laids. Beaucoup ont été détruits, il n'en reste plus que trois aujourd'hui dans le monde, dont celui-là (les deux autres sont visibles au musée Frida Kahlo de Mexico, ndlr), explique Bérénice Robaglia. C'est très émouvant de penser que cette femme qui a tant crié, qui a tant souffert, était dedans."
Leisa Paoli en parle avec des frissons dans la voix : "C'est un objet fabuleusement émouvant, qui porte l'ADN de Frida Kahlo et qui a la forme de son corps. Elle l'a porté, elle l'a décoré, elle a rendu cet objet beau et plein de messages d'elle-même. Il tenait son squelette, sa colonne vertébrale. C'était une partie intégrante d'elle-même. Sans ce corset, elle ne pouvait pas vivre."
Au gré de la visite du FAMM, le regard reste accroché aux éclats de bleu qui jaillissent d'une toile signée Marie Raymond. Cette artiste de style abstrait, inspiré du cubisme, était assez connue de son vivant, avec une exposition au Centre Pompidou en 1971, entre autres. "Elle a fait des choses vraiment merveilleuses et on l'oublie complètement, insiste Bérénice Robaglia. C'est pourquoi ses oeuvres sont très abordables." De fait, elles plafonnent à 30 000 euros aux enchères.
Mais ce bleu, décidément, n'est pas inconnu... Le nom qui vient immédiatement à l'esprit est celui d'Yves Klein, créateur, en 1956, de l'IKB, International Klein Blue. C'est pour lui "la plus parfaite expression du bleu" et le symbole de la matérialisation de la sensibilité individuelle – certaines de ses oeuvres sont estimées à plusieurs millions d'euros. Marie Raymond était la mère d'Yves Klein...
A gauche : IKB 91 par Yves Klein ; à droite, Montagne, peint par Marie Raymond en 1961, exposé au FAMM.
Le nom de Mougins est indissociablement lié à celui de Pablo Picasso. Lorsqu'il arrive dans le village, dans les années 1930, c'est avec sa compagne Dora Maar, une artiste connue surtout pour ses photographies. Leur histoire durera jusqu'en 1943, lorsque Françoise Gilot survient dans la vie du peintre.
Au FAMM, deux portraits se font face, de Françoise Gilot et de Dora Maa. Celle-ci a plutôt été malheureuse de cette relation, alors que Françoise Gilot est celle qui lui a dit non. Deux portraits de femme peints à moins de quinze années d'écart, et qui en disent long sur le vécu et la personnalité des deux artistes. La tristesse et la colère qui se lit sur l'un contraste avec la douceur et la sérénité qui se dégage de l'autre.
"La construction de Dora Maar, avec les auréoles, a un côté 'masque africain', comme chez beaucoup de cubistes. Ce portrait représente Jacqueline Lamda, qui était la compagne d'André Breton. C'est Dora Maar qui les avait présentés l'un à l'autre, explique Bérénice Robaglia. Françoise Gilot aussi a été très inspirée par le cubisme, mais avec une touche plus féminine."
Portrait de Jacqueline Breton-Lamba par Dora Maar, en 1939, et Femme à la guitare, de Françoise Gilot, 1953, se font face au FAMM, à Mougins.
L'artiste Nicole Fahri, dont plusieurs pièces sont exposées au FAMM, dit son bonheur que ses oeuvres aient été sélectionnées par Christian Levett pour leur force féminine. Ses sculptures portent exclusivement sur les femmes – le corps de la femme, les émotions de la femme, l'amour qu'ont les femmes pour les êtres humains, la façon dont elles nourrissent, s'occupent des autres, donnent aux autres. Elle raconte leur rencontre : "Quand il est entré dans mon atelier, il ne me connaissait que de nom. Il m'a expliqué son intention d'exposer les femmes, la force des femmes. Et l'une de mes séries, Women Power, réalisée au sortir de la pandémie, était exactement dans l'idée."
Zaila a le poing serré, en signe de son affirmation, de sa force et de son pouvoir en tant que femme. L'autre poing, qui est fermé aussi, montre qu'elle conserve ce qu'elle a déjà acquis. Nicole Fahri
Nicole Fahri est une féministe des années 1970, explique-t-elle en souriant. En 1968, étudiante à Paris, elle est de toutes les manifestations féminines de l'époque. "Mais je ne me suis jamais sentie vraiment féministe. J'ai eu de la chance de pouvoir travailler comme je le voulais, de présenter mon travail, de le montrer dans des galeries. J'étais plutôt favorisée par rapport à beaucoup de femmes artistes."
Telles deux cariatides, deux de ses sculptures gardent l'entrée d'un étage, comme pour défendre les oeuvres de Louise Bourgeois, Frida Kahlo et de toutes les artistes exposées ici. Sa Zaila porte un nom arabe qui veut dire puissance et fierté. "Cette sculpture de torse de femme sort vraiment de mes tripes. Zaila a le poing serré, en signe de son affirmation, de sa force et de son pouvoir en tant que femme. L'autre poing, qui est fermé aussi, montre qu'elle conserve ce qu'elle a déjà acquis. C'est la raison pour laquelle j'ai fait cette série, pour démontrer que nous sommes des battantes, que nous nous battons, et que nous continuons à nous battre."
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