Fil d'Ariane
Durant deux jours (les 13 et 14 septembre 2018), le mythique studio 104 de la maison de la radio a accueilli en son sein des acteurs de la société civile et des professionnels pour s’interroger sur différents thèmes : "Voile et Féminisme", "Me too et après ?", "Peut-on être féministe et mère au foyer" ou "Comment atteindre l’égalité homme-femme au travail" ? La confrontation est stimulante sauf quand elle tourne au pugilat ou que la dialectique cède le pas aux monologues.
La première université d’été du féminisme organisée en France sur le modèle québécois par Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat chargée de l’égalité femmes-hommes retransmis en direct également sur les réseaux sociaux a donné lieu à de vifs échanges et de nombreuses réactions dans la salle ou sur internet. Et pour cause, des thèmes au titre accrocheurs, des personnalités clivantes ont attiré l’attention, volant par la même occasion la vedette aux autres associations ou intervenants.
La première matinée s’était pourtant ouverte dans une ambiance de « sororité ». On pouvait observer une femme, avec son bébé qu’elle portait sur le ventre, et trois femmes à ses pieds s’activant à rechercher la tétine du nouveau-né, ou encore les toilettes des hommes, investies par les femmes, en majorité ce jour-là.
La première matinée s’était donc achevée avec le gros débat « Me too et après » : autour de la table la réalisatrice Lisa Azuelos, le capitaine de police Laurent Boyet, le magistrat Edouard Durand, et la sociologue Irène Théry, directrice de recherche à l’Ecole des hautes études en science sociales, durant lequel Peggy Sastre, docteure en philosophie très médiatique et invitée fort controversée de cette discussion, a dû s’expliquer sur sa signature au bas de la tribune qui défendait la liberté d’importuner.
A retrouver sur cette polémique dans Terriennes :
> Catherine Deneuve et 100 autres femmes défendent la "liberté d'importuner" des hommes
> "On peut jouir lors d'un viol" : Brigitte Lahaie indigne, s'explique et s’excuse
Les premiers intervenants polémiques étaient bien au rendez-vous : entrée en scène de la journaliste Elisabeth Levy, directrice du très conservateur magazine Causeur, venue sur scène débattre de la question « Peut-on être féministe et conservatrice ? » face à une autre journaliste, philosophe elle aussi, et essayiste féministe Martine Storti.
A retrouver dans Terriennes, des textes de Martine Storti :
> Féminismes : Martine Storti veut "sortir du manichéisme"
> Après les événements de Cologne, sortir de la polémique autour de Kamel Daoud
Fidèle à elle-même, connue pour ses positions traditionnalistes, et pour son aisance médiatique, Elisabeth Lévy était là où on l'attendait, dans la défense de la "la perte de la domination" et la remise en cause du mouvement Me too, des arguments qui n’ont véritablement pas conquis l’auditoire, présent ce jour-là dans la salle.
Elisabeth Lévy : "La condition des femmes n'a rien à voir avec le discours victimaire véhiculé par #MeToo"
— Arièle Bonte (@arielebonte) 13 septembre 2018
Une femme dans la salle hurle : "Tu vis sur quelle planète ?!" #Féminisme2018
«Ce qu’on peut reprocher ici c’est que pensé sous un format buzz, on n'invite pas Elisabeth Levy pour rien... » commente Coline, étudiante en sciences politiques. « La huée est le signal faible de la barbarie » se défend Elisabeth Lévy, autre signataire de la tribune pour la liberter d'importuner.
“Etre une victime n’est pas un passe-droit, c’est une exigence supplémentaire”Raphaël Enthoven
Les débats et tables rondes reprenaient l’après-midi avec la carte blanche accordée à Raphaël Enthoven - enseignant en philosophie et chroniqueur médiatique incisif -, autre polémique assurée, et qui n'a pas manqué d'être l’intervention la plus décriée sur les réseaux sociaux. Celle-ci était supposée lancer le prochain sujet à savoir « le féminisme, une histoire de femmes... et d’hommes ? » . Pendant près de vingt-cinq minutes, le philosophe s'est lancé dans un monologue, s’attaquant à la sociolgue Nacira Guenif (proche des Indigènes de la République), aux réunions non mixtes ou encore aux féministes elles-mêmes, accusées de faire de la cause des femmes seulement une affaire de femmes... Lors de l'intervention la plus longue de la journée, le philosophe s’est érigé en donneur de leçon, sans aucune interruption, quittant la scène sous la huée des participantes, de quoi faire largement réagir les internautes :
... et si je comprends bien, la parole des https://t.co/i8VCLeDOKU lui semble moins pertinente que celle des https://t.co/8raZbEZSRx #feminisme2018 pic.twitter.com/Z7Z5UpZhVO
— Marie Kirschen (@mariekirschen) 13 septembre 2018
Concernant les discriminations liées au genre ou à l'orientation sexuelle, le principal intéressé a estimé qu’être victime « n’est pas un passe-droit, c’est une exigence supplémentaire », et que ce statut (de victime) ne donnait pas plus de légitimité pour s'exprimer sur le sujet.
Que je comprenne bien : la carte blanche accordée à Enthoven à l’université du #Feminisme2018, c’était pour parler de lui, pour dire aux féministes ce qu’elles doivent faire ou les deux ?
— Ellen Salvi (@ellensalvi) 13 septembre 2018
« Sur Raphaël Enthoven, je suis très contente que Titiou Le Cocq (ndlr, la blogueuse de 'Girls and Geek's avait choisi de dédier sa carte blanche à une contre-attaque du discours de Enthoven) ait pris la parole et ait affirmé que c’était du mansplaining au plus haut point. » se réjouit Coline , étudiante à Science Po Paris.
L’autre moment fort en huées et en sifflets a été le fameux débat « Féminisme et voile » qui opposait Laura Cha, porte parole de l’association Lallab face à Lunise Marquis, membre du Printemps Républicain. Le chronomètre est lancé : dix minutes de débat sur cette question. Un temps pour le moins dérisoire puisqu’il n’a permis ni à l’une ni à l’autre de défendre ses arguments. « Nous, les femmes voilées, ne sommes pas un bloc monolithique » se justifiait Laura Cha, au début d'intervention. Une joute verbale interrompue brusquement par la présentatrice, de manière peu délicate.
« C’est très intéressant qu’il y ait une pluralité d’opinions et ce sujet aurait mérité peut-être une heure de table ronde. Malheureusement il n’y avait que 10 minutes et c’était assez malhonnête pour LALLAB. C'était assez dur à expliquer, ça aurait mérité plus de temps. C’est ce que je reproche, dans l’ensemble les sujets n’ont pas été assez creusé mais c’était très intéressant » reproche Coline à l’organisation.
A retrouver dans Terriennes :
> Polémiques Lallab, Mwasi : l’inquiétant relais de nos institutions
« Il y a des personnes qui sont invisibilisées ou qui sont en minorité et qui ne sont pas forcément au cœur du débat » constate aussi Myriam, également élève à Science Po. Car si la phrase qui est souvent revenue dans la bouche de la secrétaire d’Etat est « qui n’est pas représenté n’existe pas », il faut dire que l’assemblée n’était pas à la hauteur du pluralisme féministe.
Une vision contestée par la ministre Marlène Schiappa qui défend des débats riches entre personnes venues d'horizons divers. Et qui nous l'a fait savoir via twitter.
Plus précisément, 3 minutes de huées réparties sur deux débats pour deux jours complets d’applaudissements...
— MarleneSchiappa (@MarleneSchiappa) 18 septembre 2018
Tandis que les membres de la République en marche applaudissent aussi à cet événement.
Effectivement. Un événement où les organisateurs n’ont pas voulu entendre une seule voix. Pluralisme. Ecoute. Loin des caricatures, j’ai assisté à des débats passionnants.
— Nicolas Bourgeois En Marche ! (@bourgeois_em) 18 septembre 2018
Quelques thèmes ont effectivement invité à la réflexion en créant l'un des rares moments d’interaction avec le public « S’engager pour l’égalité femmes-hommes », avec pour cette table ronde, les acteurs de la société civile, des associations présidées par des femmes et des hommes. Une initiative qui manquait peut-être à ces deux jours de débat où le public n’a pu réagir qu’avec des huées ou des applaudissements comme le regrette Lisa Boisneault, chargée de Communication : « je sais qu’il y a peu de temps mais il manque une partie interaction avec le public, qu’on puisse réagir, que nos questions soient envoyées sur l’écran ».
L'éducation, pourtant au coeur de l'actualité avec notamment le flou autour la nouvelle mesure "d'éducation à la vie affective et sexuelle" dans l'enseignement, et plus largement le sexisme actif depuis l'école jusqu'à l'université n'ont pas été abordés. Un thème absent de ce colloque de deux jours que regrettent deux enseignantes. « Il manque le thème de l’éducation, c’est un peu mon regret » déplore Amélie Djondo, enseignante d’espagnol. Un avis partagé par Faouzia Kalali, enseignante en université : « Je regrette qu’il n’y ait pas un seul acteur de l’éducation car je suis enseignante et alors que les filles doivent oser les sciences! Le savoir est sexué, il y a l'irruption du pouvoir dans le rapport au savoir, il y a toujours une majorité de filles qui ne se sentent pas assez légitimes, tout ce discours là manquait ».
Les débats se sont terminés vendredi, autour de 17h avec un discours de clôture de Marlène Schiappa félicitant les membres de l’assemblée pour ces journées de réflexion. Elle n’a pas hésité à condamner fermement le syndicat national des gynécologues dont le président Bertrand de Rochambeau a provoqué la polémique en affirmant qu'ils (les gynécologues) n'étaient pas là pour pratiquer des avortements qualifiés d'homicides par le praticien, et elle a apporté son soutien à Serena Williams, au centre de l’actualité médiatique de ces derniers jours, en raison de la discrimination et des attaques sexistes et racistes à son encontre.
Un pari ambitieux, foisonnant, un événement qui se voulait ouvert au dialogue, dont on ne retiendra malheureusement que ceux qui ont fait le plus de bruit, balayant les thématiques aux vrais enjeux sociétaux. Mais qui a fait le bonheur des humoristes, ceux de France Inter, dans cette fameuse "maison ronde" de Radio France, hôte de ces journées particulières.