Fil d'Ariane
C’est un jugement inhabituel, et sans doute, seule une femme pouvait y penser et le formuler. Un tribunal de Rome a infligé une peine insolite au client d'une prostituée mineure : outre les deux années de réclusion, sonnantes et trébuchantes donc, qui lui ont été infligées, le prévenu a été condamné à offrir à la jeune fille des livres sur la dignité des femmes.
Des poèmes d'Emily Dickinson, des romans et livres de Virginia Woolf, de Hannah Arendt ou d'Anne Frank figurent parmi la trentaine d'ouvrages que le client devra acheter à la victime en réparation du préjudice moral subi.
Le jugement, rendu par la juge Paola Di Nicola, vient conclure une enquête lancée en 2013 sur un réseau de prostitution impliquant deux jeunes filles de 14 et 15 ans opérant dans le quartier chic des Parioli, à Rome.
Les adolescentes faisaient alors commerce de leurs charmes, un choix selon elles, "dans le but de s'acheter de nouveaux vêtements et un téléphone portable dernier cri", racontent plusieurs journaux, citant les enquêteurs.
Je consacre mon travail et mon énergie à lutter contre les violences faites aux femmes
Juge Paola Di Nicola
Si l'on regarde le parcours de cette magistrate originale, on n'est certes pas étonnée par son jugement. Auteure d'un livre La giudice, (La juge), relatant son parcours et son choix d'exercer et de dire le droit, elle y faisait déjà preuve d'un féminisme affirmé. Dans un entretien à un magazine luxembourgeois datant de l'été 2013, elle lançait ainsi : "Ce livre est le fruit d’un parcours personnel et douloureux d’affranchissement d’un modèle masculin. Il m’a fallu vingt ans pour signer moi-même «au féminin». C’est arrivé après l’interrogatoire d’un accusé qui m’a regardée, scrutée, évaluée, pour me traiter finalement avec une condescendance réservée aux femmes et certainement pas à l’institution que je représentais. Être considérées, même par ses collègues, essentiellement comme des mères, de fait ou potentielles, et donc à risques d’absences, culturellement je ne l’ai pas supporté, mais surtout j’ai voulu le comprendre dans une perspective historique. J’ai découvert qu’en Italie, ce n’est qu’en 1963 qu’a été «autorisée» l’entrée des femmes dans le système judiciaire: c’était il y a peu, si peu par rapport à des siècles de préjugés. Le défi est maintenant non pas d’exercer ce métier, mais de ne pas s’inféoder à un modèle masculin. En écrivant ces réflexions, en étudiant ma profession, j’ai découvert que la toge que je portais était «différente» de celle de mes collègues hommes, car en dessous se cachait un parcours historico-culturel différent. J’avais été victime de préjugés qui m’avaient empêchée de devenir un juge parce que femme (il suffit de lire les travaux de l’Assemblée constituante italienne, qui excluaient les femmes de la magistrature parce qu’intellectuellement incapables de juger), pas mes collègues hommes. (.../...) L’importance du point de vue féminin est essentielle. Il s’agit de donner la parole à un point de vue exclu pendant plus de 2000 ans de l’histoire de l’interprétation."
Dans un autre texte vibrant, intitulé "Paola Di Nicola, en personne contre la violence", elle écrivait : "Je consacre mon travail et mon énergie à lutter contre les violences faites aux femmes, parce que ce sont les violations les plus répandues, mais aussi les plus sous-estimées des violations des droits humains."
Paola Di Nicola, fille d'un juge anti-terroriste a le droit certainement chevillé au corps. Elle aurait pu aller plus loin en obligeant le condamné à lire les mêmes ouvrages que ceux destinés à la jeune fille...
Des enfants qui s'étaient laissées emporter, sans retenue, dans la débauche afin de gagner de l'argent facilement
Lors d'un premier jugement survenu en 2014, un juge, tout en condamnant l'organisateur du réseau à neuf ans de prison, avait décrit les jeunes filles comme des "enfants qui s'étaient laissées emporter, sans retenue, dans la débauche afin de gagner de l'argent facilement".
Les attendus du dernier jugement concernent la jeune fille de 15 ans et l'un de ses clients, âgé de 35 ans. "Mais la décision laisse entendre que la juge a privilégié une réparation qui aidera la jeune fille à comprendre que le véritable ‘dommage’ qu'elle a subi est celui d'avoir été lésée dans sa dignité de femme", écrit le Corriere della Sera.
La stratégie de la juge Paola Di Nicola a été applaudie par ses consoeurs et confrères... Comme Ada Lucia de Cesaris, avocate à Milan qui la salue d'un : "Bravo #PaoladiNicola, juge intelligente et attentive. Qui veut éveiller la conscience d'une adolescente de 15 ans par la culture".
Brava #PaoladiNicola, giudice intelligente e attento. Alla 15enne serve cultura e coscienza di se @Corriere #Ferrarella
— ada lucia de cesaris (@AdalucDe) 23 septembre 2016
Il eut été préférable que la juge fasse lire ces livres au client
Adriana Cavarero, philosophe, féministe
Mais d'autres font la fine bouche face à un goût d'inachevé. Dans ses colonnes, le quotidien italien Corriere della Sera demande également son avis à Adriana Cavarero, philosophe fémininiste, auteure de "Nonobstant Platon", l'un des ouvrages que l'accusé devra procurer à sa victime.
"Il eut été préférable que la juge fasse lire ces livres au client", a réagi Mme Cavarero qui est professeure de philosophie à l'université de Vérone. "L'adolescente n'a pas l'âge de la réflexion. Le choix revendiqué de se prostituer est une liberté illusoire. Ce que lui a été fait est beaucoup plus grave: un adulte qui, consciemment, achète du sexe à une mineure", a-t-elle estimé. Pour le condamné en revanche, dit-elle, "c'est un livre pas difficile, sur les racines culturelles de la dégradation du féminin : une critique ironique des stéréotypes qui les sous-tendent. Cela servirait bien à ce client qui devrait désormais se doter d'une mentalité qui les rejette." Et de conclure : "Cette décision a cependant de l'épaisseur. Elle est une provocation sur le plan symbolique. On peut être d'accord ou pas, en tout cas elle stimule une pensée critique."